Conclusion

Le projet d’une nouvelle carte de la France fut adopté entre 1817 et 1824 dans un contexte très différent de celui qui avait abouti soixante-dix ans plus tôt à la réalisation de la carte de Cassini. Alors que cette dernière s’inscrivait fondamentalement dans une perspective de prestige scientifique sous le patronage de l’Académie des sciences, la nouvelle carte de France fut conçue pour répondre aux nouveaux besoins de l’administration et des militaires, qu’avaient soulignés vingt ans de réformes de l’Etat et de guerres européennes. Mais les préoccupations scientifiques imprégnaient encore fortement la cartographie, particulièrement dans la géodésie sur laquelle reposait toute volonté de représentation géométrique. Même si la multiplicité des besoins servit d’argument opportuniste pour l’acceptation du projet, la définition précise des spécifications de la carte se transforma en une véritable lutte d’influence, particulièrement marquée entre la Commission royale d’orientation scientifique et le Comité du Dépôt de la guerre d’orientation militaire. La « victoire » des militaires se traduisit par l’adoption de spécifications qui n’étaient pas seulement un choix pragmatique lié au coût des travaux, mais aussi l’affirmation des besoins stratégiques auxquels la carte devait répondre. Dans une perspective plus large, elle marquait surtout un tournant dans l’histoire de la cartographie : le début d’un basculement des préoccupations scientifiques de la géodésie aux préoccupations techniques de la topographie.

L’influence scientifique restait pourtant forte, en particulier avec la mise en place d’une formation scientifique développée pour les ingénieurs géographes qui, après des décennies de lutte pour imposer leur légitimité, avaient finalement été reconnus par la militarisation et la professionnalisation de leur corps. Malgré leur intégration dans le corps des officiers d’état-major en 1831, ils imposèrent leurs compétences dans les opérations géodésiques de la carte qui devinrent connues sous le nom de triangulation des ingénieurs géographes. Cependant, le développement de la formation topographique d’officiers non spécialisés illustrent également l’essor des préoccupations techniques et l’émergence d’une conception utilitariste de la cartographie. La nouvelle place que prenait l’activité cartographique dans l’armée amena le ministère de la Guerre à tenter à plusieurs reprises d’intégrer le Dépôt de la guerre dans son administration centrale, au détriment d’une autonomie que la direction de celui-ci jugeait pourtant indispensable au travail cartographique. Le rejet de cette intégration aboutit à une réorganisation du Dépôt entre 1845 et 1850, qui confirmait son autonomie administrative, mais maintenait sa dépendance de l’administration centrale pour les programmes de travail et de la Chambre des députés pour les crédits budgétaires de la carte de France. Comme à l’époque de la carte de Cassini, l’allocation d’un budget annuel régulier était compromise par une incompréhension des spécificités du travail cartographique de la part des autorités, en particulier des temporalités longues propres à la réalisation d’une carte nationale à grande échelle. Malgré tout, le Dépôt de la guerre obtint des budgets suffisants pour mener les travaux à terme, même si le financement de la révision de la carte, rendue critique par la longueur des travaux et l'industrialisation de la France, s’avéra problématique en raison de la prédominance au sein de la Chambre d’une conception fixiste de la cartographie qui envisageait la carte comme un tableau figé du territoire.

Au-delà de son impact institutionnel, le changement fondamental que constituait la perte d’influence du milieu scientifique sur l’activité cartographique et l’affirmation des préoccupations topographiques plus techniques se manifesta particulièrement dans la représentation du relief sur la nouvelle carte de France, entre une géométrisation basée sur la géodésie et une représentation figurative provenant des levés topographiques.