3.1.2. Le début d’une instrumentalisation de la géodésie.

3.1.2.1. Critique de la précision de la triangulation.

Pour justifier l’entreprise d’une nouvelle triangulation de la France, les savants avaient systématiquement mis en avant la « perfection » des méthodes géodésiques contemporaines. Mais à l’achèvement de la triangulation en 1854, cette perfection fut légèrement remise en cause par l’examen des résultats définitifs.

Dans une étude critique de la nouvelle description géométrique de la France308, le colonel Peytier expliqua la précision supérieure des nouvelles chaînes primordiales par la différence de qualité entre les cercles répétiteurs utilisés pour la méridienne par Delambre et Méchain et ceux utilisés par les ingénieurs géographes, ainsi que par le recours plus systématique à des signaux construits plutôt qu’à des édifices irréguliers comme les clochers. Mais il rappela aussi que ces chaînes primordiales n’avaient pourtant pas été mesurées avec toute la rigueur voulue, et que par exemple quelques clochers avaient encore été utilisés en guise de signaux.

De nombreux spécialistes partageaient cette relative déception quant à la précision scientifique de la nouvelle triangulation. Louis Puissant mena une analyse critique détaillée afin de déterminer les principales sources d’imprécision. En comparant la mesure de la longueur des bases et le résultat obtenu par le calcul à partir des triangles, il détermina les corrections qu’il fallait apporter localement à la triangulation.

A la fin du 19e siècle, au vu des nombreuses applications pratiques de cette triangulation, le colonel Berthaut portait un jugement moins négatif et plus pragmatique :

‘« Ainsi, la triangulation des ingénieurs géographes, incomparablement plus exacte que celle de Cassini, n’est pas encore parfaite au point de vue de la précision scientifique. Il est probable que si on recommençait une troisième fois la description géométrique de la France, avec les moyens que l’on possède actuellement, le troisième réseau réaliserait sur le second un progrès égal à celui du second sur le premier ; mais la triangulation actuelle, malgré les défauts qu’on lui connaît, a parfaitement rempli son but principal à l’égard de la carte de France. »309

Je pense que toutes ces critiques, sur une entreprise qui avait pourtant été envisagée comme définitive par certains au moment de sa conception, illustrent parfaitement l’inscription de la cartographie dans un paradigme du développement scientifique basée sur l’accroissement perpétuel de la précision instrumentale. Le recours incessant à l’argument de la précision supérieure des nouvelles techniques obligeait d’ailleurs les promoteurs et observateurs des entreprises cartographiques à des contorsions lexicales, dans lesquelles le qualificatif « exact » acceptait des formes superlatives (« incomparablement plus exacte que celle de Cassini ») et le substantif « perfection » plusieurs degrés.

Notes
308.

PEYTIER Colonel. Notes sur les opérations géodésiques. Op. cit.

309.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 26-27.