3.2.1. Le développement des instruments de nivellement topographique.

3.2.1.1. L’inexistence du nivellement topographique au début du 19e siècle.

Le problème des techniques de nivellement à employer pour mesurer les altitudes s’était posé dès l’affirmation d’une représentation géométrique du relief par la Commission de topographie de 1802. Les méthodes de nivellement géodésique, basées sur la mesure de distances zénithales, ne pouvaient tout simplement pas être utilisées pour la détermination d’un grand nombre de points dont la position n’était pas nécessairement adaptée aux visées lointaines. La Commission se prononça d’ailleurs contre l’emploi de la représentation en courbes de niveau pour des échelles inférieures au 1 : 10 000, parce qu’avec les techniques disponibles, ces courbes ne pouvaient être déterminées que par filage sur le terrain avec un nivellement lent et délicat au baromètre312. Elle prescrivit donc l’emploi préférentiel d’une représentation en hachures normalisées, appuyées sur des courbes approximatives tracées à partir des données de la triangulation et d’observations du terrain. Mais elle insistait particulièrement sur l’inscription du plus grand nombre possible de cotes d’altitude, déterminées par des techniques de nivellement géodésique – confirmant la place centrale de la géodésie dans la cartographie scientifique en cours de formalisation.

Le silence des instructions postérieures souligne bien la nouveauté de la problématique du nivellement dans les levés topographiques. Les deux instructions de Thermidor An XI (1803), signées du colonel Vallongues et de l’ingénieur géographe Muriel, spécifiquement consacrées aux méthodes à employer pour le levé topographique, ignoraient totalement la question du nivellement. Le règlement du 24 mai 1811 rappelait bien la nécessité d’avoir des cotes d’altitudes sur le levé, mais il ne donnait pas les moyens de les obtenir.

Le nivellement topographique n’existait en fait pratiquement pas au début du 19e siècle. Les seuls instruments alors capables de mesurer les distances zénithales étaient les cercles répétiteurs et les théodolites, mais ils restaient trop lourds, même dans leur version les plus réduites, et trop complexes d’utilisation pour être employés lors de levés topographiques qui nécessitaient de parcourir assez rapidement le terrain. D’ailleurs, aucun de ces instruments ne figurait dans la liste réglementaire de l’équipement des ingénieurs géographes pour le levé topographique313, et jusqu’au début des levés de la carte de France, leurs travaux topographiques ne comportaient que rarement des cotes d’altitudes. Quand il en figurait, elles provenaient d’un nivellement géodésique. Depuis la Commission de 1802, les opérations de triangulation fournissaient en effet systématiquement les trois coordonnées géographiques pour chaque point. L’altitude était obtenue par des mesures zénithales, le plus souvent réciproques314, de chaque sommet de triangle visé, et par l’intégration dans les calculs de triangles des observations barométriques de référence exécutées en un ou plusieurs sommets des chaînes.

Le calcul de la hauteur du Mont Blanc est un bon exemple des méthodes employées pour déterminer les altitudes. L’une des missions des travaux géodésiques menés en Savoie sous l’Empire était en effet de déterminer la position géographique absolue du Mont Blanc, que certains savants dont Laplace considéraient comme le point le plus invariant d’Europe et qu’ils proposaient donc d’adopter comme base des coordonnées géographiques. L’altitude devait être calculée à partir de la position de l’ancien observatoire de Genève et de la hauteur du lac Léman au-dessus de la mer, obtenue par des observations barométriques. Aucune ascension ne fut donc exécutée, les visées étant effectuées depuis la plaine. Les premiers calculs réalisés par l’ingénieur géographe Coraboeuf à partir de ces données, publiés dans un mémoire de la Société de géographie, donnaient les altitudes d’une série de sommets de la région. Celle du Mont Blanc était déterminée à 4 814,20 mètres. Mais la triangulation de la Savoie était à l’origine basée sur un côté de triangle de Cassini. Les calculs furent donc repris par Coraboeuf en 1832 à partir des données de la nouvelle triangulation315. Pour le Mont Blanc, ils donnèrent une cote de 4 810,89 mètres. Les calculs de la commission austro-sarde316, basée sur les altitudes des monts Granier et Colombier, donnaient 4 801,86 mètres avant modification, et 4 811,59 mètres après la prise en compte des nouvelles hauteurs de ces monts, calculées à partir de la nouvelle triangulation. Pour mémoire, les calculs basés sur les séries d’observations barométriques de Saussure avaient donné en 1787 une altitude de 4 808,32 mètres317.

Dans les premières décennies du 19e siècle, certains topographes du Génie employaient bien des baromètres pour procéder à un nivellement topographique de précision afin d’établir des courbes de niveau par filage pour les plans à très grande échelle des fortifications ou des défilements. Mais cette méthode n’était applicable que pour des opérations extrêmement locales, ce que soulignait l’adoption d’un nivellement relatif : contrairement à la directive de la Commission de topographie de 1802 qui prescrivait de définir le nivellement par rapport au niveau de la mer, les ingénieurs du génie se référaient à un plan horizontal passant par le plus haut sommet du terrain représenté, ce qui permettait d’obtenir des cotes ayant toutes le même signe, négatif. En aucun cas cette méthode ne pouvait être envisagée pour les travaux considérablement plus étendus de la carte de France.

Notes
312.

Voir supra, partie 1, chapitre 1.3.2.1.

313.

Ordre du général directeur Sanson du 4 avril 1810, cité par BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.1. Op. cit., p. 147.

314.

Mesure effectué d’un premier sommet en visant un deuxième, puis réciproquement du deuxième sommet en visant le premier.

315.

Entre autres les opérations géodésiques menées entre 1827 et 1829 par le capitaine Filhon dans le quadrilatère Beaune-Pontarlier-Belley-Lyon.

316.

En 1822, une commission scientifique austro-sarde compléta la chaîne du parallèle moyen entre la partie française de la nouvelle description géométrique et la partie italienne exécutée sous l’Empire (voir infra, partie 1, chapitre 4.1.1.2).

317.

Mémorial du Dépôt Général de la Guerre. T.VI. La première partie de la nouvelle description de le France. Paris : Ch. Picquet, 1832. Détermination de la hauteur du Mont Blanc par le colonel Coraboeuf, p. 272-284.