3.2.3.4. L’instruction de 1851, formalisation tardive de la méthode de levé.

L’accumulation d’instructions, de circulaires et de notes, rarement contradictoires mais toujours imprécises, ne permettait pas aux officiers de disposer d’une référence formelle sur la méthode à suivre pour les levés topographiques. Pour combler ce manque, l’instruction du 15 mars 1851, longue et détaillée, reprenait et confirmait tous les principes prescrits par les notes et instructions précédentes encore en vigueur341. Dans le domaine de la représentation du terrain, elle clarifiait sensiblement la méthode générale à suivre, qu’elle divisait entre la reconnaissance du terrain, le calcul de cotes d’altitude et la représentation proprement dite du relief sur les mises au net.

L’instruction de 1851 insistait bien plus que les précédentes sur l’importance de la reconnaissance du terrain, même si elle admettait qu’ « il serait difficile de tracer une méthode à suivre dans tous les cas ». Elle affirmait notamment son rôle crucial dans la représentation générale du relief et son importance en tant que document à part entière, conservé par le Dépôt de la guerre. Sans prescrire une méthode stricte, elle donnait toutefois des conseils relativement détaillés :

‘« Sans s’astreindre à une méthode uniforme, on peut, en suivant les chemins et cours d’eau, figurer les divers accidents que l’on rencontre : quand on arrive au pied d’une côte, on trace un fragment de la première courbe avec la direction qu’elle a sur le terrain ; on indique la pente par des fragments de courbes plus ou moins rapprochés, selon qu’elle est plus ou moins rapide ; si la pente devient plus forte en montant, on rapproche les courbes ; on les écarte dans le cas contraire. Si l’on rencontre un arrachement, on l’indique par des hachures. Quand on arrive au haut de la pente, on la limite par un fragment de la courbe supérieure ; plus loin, lorsqu’on commence à descendre, on trace un nouveau fragment de cette courbe. En agissant de même sur les divers chemins, on obtiendra le figuré du terrain en joignant entre eux les différents fragments des courbes correspondantes, les supérieures, celles de changements de pente et les inférieures. Si les chemins laissaient entre eux des espaces trop considérables, il faudrait parcourir ces espaces et y déterminer, notamment sur les lignes de partage et thalwegs, des points des courbes supérieures, inférieures, ainsi que de celles indiquant les changements de pente. Si l’on rencontre des accidents légers de quelques mètres de hauteur, on les exprimera par des courbes ponctuées, qui rappelleront que leur hauteur est inférieure à 10 mètres.’ ‘Tant que l’on n’a pas bien saisi l’ensemble d’un mouvement de terrain, il ne faut tracer que des indications légères ; ce n’est qu’après l’avoir suffisamment parcouru et bien compris qu’on en arrêtera fortement le figuré. Il faut éviter surtout, lorsqu’on n’a pas une grande habitude de la topographie, de reconnaître des lignes laissant entre elles des espaces à voir une autre fois ; il est bien préférable, pendant qu’on est sur un mouvement de terrain, de le traverser dans tous les sens, de manière à pouvoir en arrêter le figuré et à n’avoir plus à y revenir. »342

Non seulement l’instruction conseillait de mener une étude détaillée et systématique de la topographie et de son figuré, mais elle demandait explicitement, pour la première fois, de tracer des fragments de courbes sur le terrain, sans les baser sur des lignes de plus grande pente. L’étape de la reconnaissance, négligée dans les instructions antérieures, prenait donc une place importante dans le processus de représentation du terrain, dont elle servait à constituer une ébauche.

Cette ébauche de représentation du terrain devait être ensuite complétée et structurée par des cotes d’altitude. L’instruction rappelait clairement que « le figuré du terrain ne saurait être exprimé avec exactitude sans cotes de nivellement, et [que] cette exactitude ne [résultait] pas seulement de leur grand nombre, mais encore du choix de leur position »343. Elle détaillait donc les emplacements préférables pour les cotes, les précautions à prendre en fonction de la lumière ou de la nature du terrain, notamment en montagne, l’emploi de l’éclimètre pour mesurer les distances zénithales, ainsi que la méthode à employer pour calculer et numéroter les cotes à partir de ces observations. En quatre parties et une dizaine de paragraphes, elle exposait ainsi la méthode à suivre avec une précision bien supérieure aux instructions précédentes. Même s’il ne fournissait plus toutes les cotes utilisées, le nivellement géodésique conservait un rôle central : tous les calculs de cotes d’altitude étaient en effet dérivés de l’altitude des points géodésiques présents sur le terrain levé.

Enfin, deux parties de l’instruction abordaient les règles de mise au net des courbes et du figuré du terrain. Cette opération devait procurer deux documents séparés : une mise au net des courbes seules pour leur gravure au 1 : 80 000 et une mise au net de la minute entière qui devenait le document de référence. En zone de haute montagne, les courbes ne devaient être tracées qu’avec une équidistance de quarante mètres, en mettant en valeur des courbes maîtresses équidistantes de cent soixante mètres. En plus de ces directives précises, l’instruction rappelait une nouvelle fois le soin à apporter au dessin des courbes pour éviter de trop déformer la représentation du relief : elle reconnaissait que « les cotes et les courbes [pouvaient] conduire à adoucir ou à renforcer un mouvement de terrain, mais non pas à en changer la forme »344.

Le figuré du terrain au moyen des hachures devait être semblable à celui tracé pendant la reconnaissance, à l’exception des pentes qui devaient être modifiées à l’aide des courbes de niveau. L’usage d’un nouveau diapason était prescrit, mais « dans les zones de hautes montagnes, pour éviter de tomber dans le noir et de faire disparaître les détails », l’instruction ordonnait une altération qui consistait à descendre « d’un degré chacune des divisions du diapason »345. L’absence de prise en compte, au moment de la conception du diapason, du problème des zones fortement déclives, illustrait bien le désintérêt pour les régions de haute montagne qui étaient encore majoritairement perçues comme des obstacles dont la représentation détaillée importait peu. Le figuré de la montagne n’était d’ailleurs pas facilité par l’équidistance de quarante mètres adoptée, puisque une gymnastique mentale était nécessaire pour « rétablir par la pensée l’équidistance de 10 mètres »346 pour laquelle l’espacement et la largeur des hachures étaient habituellement prescrits. Pour faciliter le travail des opérateurs, deux types de modèles étaient fournis, l’un pour les montagnes « ordinaires », l’autre pour les hautes montagnes, avec des exemples de rochers et de glaciers.

Trente-trois ans après les premiers travaux, l’instruction de 1851 présentait finalement des directives harmonisées et précisées pour les levés topographiques. L’impression que cette instruction constituait la première formalisation de la méthode de levé basée sur les principes des commissions de 1802 et 1828 est confirmée par son insistance sur la nécessité d’un encadrement plus strict de la part des officiers pour assurer la bonne application de ses directives. Celles-ci furent rapidement adoptées pour tous les travaux jusqu’à l’achèvement de la carte de France, à l’exception de quelques dispositions spéciales prises pour les levés en Savoie et dans le Comté de Nice après l’annexion de 1859347.

Même après sa formalisation en 1851, la méthode de levé du relief n’était pas entièrement géométrique. La représentation du relief définie par la Commission de 1802 ne l’était pas non plus, même si dans la théorie le principe des hachures normalisées, dérivant de l’application d’une règle mathématique – la loi du quart –, était quant à lui purement géométrique. Mais dans la pratique, la géométrisation de la représentation du relief s’avérait encore plus partielle que dans son énoncé par la Commission, puisqu’elle s’appuyait sur des courbes tracées à partir de mesures plus ou moins nombreuses, les plus précises étant tirées de la triangulation, et de simples observations visuelles. Presque autant que dans la carte de Cassini, la nature géométrique de la carte d’état-major reposait donc encore essentiellement dans sa partie géodésique, qui faisait l’objet d’une véritable instrumentalisation à des fins topographiques.

Notes
341.

L’instruction est reproduite in extenso dans : Ibid., p. 320-331.

342.

Extrait de l’instruction publiée dans Ibid., p. 325-326.

343.

Ibid., p. 326.

344.

Ibid., p. 329.

345.

Ibid., p. 330.

346.

Ibid., p. 331.

347.

Voir infra, partie 1, chapitre 4.2.