J’ai déjà montré comment la Commission royale s’intéressait essentiellement aux questions géodésiques. Pourquoi se trouva-t-elle alors au centre d’une vive controverse sur le problème cartographique de l’éclairage ? Mon hypothèse est que ce problème catalysait non seulement l’opposition fondamentale entre géométrisation et figuration, mais aussi l’opposition entre les conceptions militaires et scientifiques de la cartographie, dont il était plus un symptôme qu’une conséquence. La controverse qu’il souleva ne serait alors qu’une des manifestations de la lutte d’influence entre savants et militaires, qui se concentra après 1818 dans l’opposition entre la Commission royale et le Comité du Dépôt de la guerre.
Que les savants aient pris position contre le système d’éclairage le plus géométrique n’est en rien une aberration : si la représentation géométrique basée sur la mesure s’inscrivait dans l’affirmation d’une cartographie scientifique, elle restait encore limitée à l’aspect géodésique de la cartographie au 19e siècle. Comme à l’époque des Cassini, les savants ne s’intéressaient véritablement qu’à ce domaine qui pouvait servir à déterminer les formes et dimensions de la Terre – et qui dérivait d’ailleurs d’une discipline scientifique351. Jusqu’à la deuxième moitié du 19e siècle, la géographie, la glaciologie ou la géologie se développaient dans une approche pratique dominée par la tradition naturaliste et encyclopédiste des Lumières et une approche théorique empreinte de système d’explication globale : aucune de ces deux pratiques scientifiques ne s’intéressait à la cartographie topographique commune source documentaire, et celle-ci restait une affaire de militaire. D’ailleurs, le point de vue scientifique ne fut pas défendu par des savants dans la controverse autour de la question de l’éclairage, mais par quelques militaires d’orientation plus scientifique, à l’image de Louis Puissant. Selon moi, leur soutien à l’éclairage oblique tenait surtout à un pragmatisme alimenté par le désintérêt scientifique pour la topographie : si la représentation du relief ne pouvait pas être purement géométrique, autant qu’elle soit expressive et qu’elle souligne les traits caractéristiques du terrain, susceptible d’intéresser la réflexion théorique en géographie.
Le soutien de l’éclairage vertical par les officiers ayant des préoccupations plus strictement militaires était tout aussi pragmatique. A leurs yeux, les qualités essentielles de ce système d’éclairage étaient sa facilité d’application, qui permettait d’envisager une formation simple et rapide des opérateurs, et sa lecture plus directe, puisque l’effet d’ombrage était strictement proportionnel à la pente et qu’il permettait donc d’estimer – si ce n’est mesurer – celle-ci. Qu’il entraîne une représentation peu lisible des zones les plus déclives n’était pas problématique, à une époque où personne, pas plus les savants que les militaires, ne s’intéressait à une représentation détaillée des régions de haute montagne.
Dans sa brochure consacrée à la question de l’éclairage, Bonne résumait avec une certaine verve les préoccupations militaires en matière de topographie :
‘« Je suis loin de blâmer ces morceaux d’école, qui attestent toute la puissance de l’art ; ils sont de l’effet le plus séduisant… ils sont dignes, sans doute, d’orner le cabinet de l’amateur ; mais ce n’est toujours pour moi qu’une image et ce sont des mesures que je cherche… Il m’importe peu que les hautes sommités soient plus ou moins prononcées ; c’est l’inclinaison des pentes que je veux connaître. Ce n’est pas, d’ailleurs, au séjour des glaces et des neiges que l’homme va exercer son industrie, et qu’il en transporte les produits ; ce n’est pas dans les régions élevées qu’on fait manœuvrer les armées, que l’on trace des canaux, que l’on perce des routes. Ainsi, cet effet du relief que l’on cherche à produire, et qui a quelque avantage dans les pays fortement accidentés, est sans utilité réelle. »352 ’Symptôme de l’opposition entre les conceptions scientifiques et militaires de la cartographie, la question de l’éclairage ne fut finalement réglé qu’après la « victoire » des militaires dans la lutte d’influence pour la définition des spécifications de la carte de France.
Voir supra, partie 1, chapitre 1.1.1.3.
BONNE Chevalier. Considérations sur l’emploi de la lumière et des ombres. Op. cit.