3.3.3.2. Le talent indispensable des dessinateurs et graveurs.

Les travaux de gravure avaient commencé le 5 juin 1821, à titre expérimental pour les premières feuilles de Paris et de Melun. Jusqu’en 1831, tous les travaux de gravure furent exécutés en dehors du système du marché utilisé pour les autres cartes du Dépôt de la guerre359, parce qu’ils étaient encore considérés comme des essais tant que les spécifications définitives n’étaient pas définies. Après 1831, le système du marché fut utilisé pour tous les travaux de la carte de France, et en 1839 le général Pelet réunissait les commissions de gravure et de dessin en une unique commission des travaux graphiques, qui pouvait ordonner d’éventuels retouches aux travaux finis.

Dans la pratique, la gravure se révélait extrêmement difficile. Le travail des planches de cuivre à l’eau-forte était soumis aux contingences météorologiques, son attaque variant particulièrement avec la température. La réception des travaux de gravure resta toujours problématique. Les planches nécessitaient presque systématiquement des retouches ordonnées par la commission. Les particularités de la gravure sur cuivre conditionnaient fortement les méthodes de représentation du relief. En particulier, la commission des travaux graphiques joua un rôle important dans la définition et l’adoption du nouveau diapason de Hossard en 1850.

La méthode du dessin et de la gravure était pourtant bien établie : elle resta relativement stable durant la majeure partie de la publication de la carte. Une fois les minutes mises au net centralisées dans les ateliers du Dépôt de la guerre, la rédaction cartographique suivait un long processus, dans lequel se succédaient des étapes de dessin et de gravure (encadré 1). Le travail s’effectuait sur des quarts de feuille, afin d’améliorer la maniabilité pour les graveurs et de diviser le travail pour accélérer la « mise en main » d’une feuille. Il était séparé en plusieurs spécialités, réalisées par des opérateurs différents : le trait (la planimétrie), la lettre (les écritures), le figuré du terrain (l’orographie), les eaux (l’hydrographie). Le tracé de la projection et le placement des points géodésiques constituaient une étape à part, exécutée par des dessinateurs et graveurs spécialisés.

Encadré 1 : Le processus de rédaction cartographique et de gravure de la carte de France au 1 : 80 000.
1) Tracé de la projection et placement des points trigonométriques (dessin) : cette étape fondamentale était confiée à deux dessinateurs spécialisés qui ne s’occupaient que de ce travail, tant au dessin qu’à la gravure.
2) Réduction et « mise au trait », c’est-à-dire dessin du trait (planimétrie), des quarts de feuille (dessin, environ 6 mois) : effectuées sur un papier huilé servant de calque pour le graveur.
3) Gravure du trait (gravure, environ 6 mois) : exécutée en reportant les traits du calque à l’envers sur la planche de cuivre couverte de vernis, avec des pointes à eau-forte, puis retouchée au burin. Trois épreuves étaient alors tirées, une première sur calque pour vérification par comparaison avec les réductions des minutes, une seconde pour le dessin de la lettre, et une troisième pour celui de la montagne.
4) Report des écritures (dessin, environ 4 mois).
5) Figuré du terrain (dessin, environ 20 mois pour une feuille normale) : confiée aux dessinateurs les plus habiles, cette étape consistait à réduire le calque des courbes et à tracer les hachures à partir de ces courbes, en s’aidant des hachures tracées sur les minutes et du diapason.
6) Gravure de la lettre (gravure, environ 6 mois) : effectuée entièrement au burin, à partir de modèles de caractères conventionnels, elle était généralement commencée par des graveurs expérimentés (l’ébauche) et achevée par des graveurs moins habiles (la liaison).
7) Gravure du figuré du terrain et des cultures (gravure, de 2 à 4 ans en moyenne) : exécutée par des spécialistes ayant l’expérience de la topographie, cette étape commençait par le report des courbes sur la planche de cuivre par la même technique que pour le trait. A partir de 1858, le calque qu’il était difficile de bien aligner avec le trait déjà gravé et qui se déchirait facilement fut remplacé par du papier glace : les courbes étaient reportées à l’endroit sur une mince feuille de gélatine, puis la feuille appliquée sur la planche à l’envers et décalquées soit sur le vernis, soit directement sur le cuivre. Le tracé obtenu était plus fin et plus précis qu’avec le calque, mais le papier glace ne permettait pas non plus de procéder autrement que par petits fragments pour éviter les déplacements du papier et les déchirures. Les courbes reportées, le graveur dessinait les hachures avec des pointes à eau-forte de cinq épaisseurs différentes ou à la pointe sèche pour les plus fines. Le travail devait être repris plusieurs fois et exigeait une grande expérience pour se faire une idée du résultat final imprimé, qui ne devait être ni trop gris, ni trop noir, à partir de la seule gravure – qui plus est exécutée à l’envers. Le même graveur était chargé d’indiquer les cultures.

Le dessin et la gravure jouait un rôle essentiel dans l’homogénéisation de la carte. Malgré une formalisation de plus en plus développée des méthodes, la représentation cartographique restait particulièrement hétérogène sur les minutes, en fonction de l’opérateur et de la date de levé. Les dessinateurs et les graveurs employés par le Dépôt de la guerre avaient gagné une expérience non négligeable avec la publication des cartes manuscrites dressées pendant l’Empire : leur compétence fut essentielle pour la publication d’une carte qui se révéla finalement très cohérente et uniforme.

Dans la pratique, les dessinateurs et les graveurs n’employaient jamais la seule loi du quart, mais travaillaient en s’inspirant du diapason officiellement prescrit – c’est-à-dire qu’ils adaptaient toujours plus ou moins l’espacement et l’épaisseur des hachures en fonction du relief représenté. La compétence topographique des graveurs chargés du relief était essentielle pour assurer une représentation expressive et « vraie » – dans le sens artistique du terme plus lié à l’efficacité visuelle qu’à la conformité avec le réel. Seuls les plus expérimentés se voyaient confier ce travail délicat, comme nous le verrons dans le cas particulier des Alpes360. Plus que tous les autres domaines de la gravure, la représentation du relief justifiait donc le titre d’artiste que portaient généralement les graveurs. Elle montrait aussi que jusqu’à la dernière étape du processus cartographique, l’approche figurative restait prédominante : si certains membres des diverses commissions avaient défendu une approche plus géométrique, la représentation du relief sur la carte de France au 1 : 80 000 devait beaucoup plus au sens artistique des différents opérateurs qu’aux mesures du terrain. D’ailleurs, l’accueil fait à la carte de France montre que les contemporains louèrent surtout le talent artistique des dessinateurs et spécialement des graveurs, qui avaient permis la figuration très expressive du relief pourtant représenté par un système jugé purement géométrique.

Notes
359.

Le système des marchés de gravure reposait sur une évaluation du travail, à partir des réductions des minutes, par différents graveurs auxquels le Dépôt pensait confier le travail. Une commission de gravure comparait les prix et les temps de réalisation proposés, les réévaluait parfois et allouait les marchés aux graveurs. Le même système était utilisé pour le dessin.

360.

Voir infra, partie 1, chapitre 4.2.4.