La Commission de topographie de 1802 avait certes posé les bases théoriques d’une représentation géométrique du terrain, reprises sans plus de précision par la Commission royale, mais dans la pratique, leur application était confrontée à l’inexistence du nivellement topographique, dont le développement avait été limité par les l’expression des besoins des les utilisateurs de carte et par la favorisation des techniques géodésiques. Dès lors, la géométrisation de la représentation du relief s’appuya essentiellement sur les opérations géodésiques qui donnaient les trois coordonnées géographiques d’un canevas de points. Contrairement à la triangulation dirigée par les Cassini au 18e siècle, la nouvelle description géométrique de la France ne répondait que partiellement aux préoccupations scientifiques et s’inscrivait plus strictement dans le projet d’une nouvelle carte de France. Une certaine instrumentalisation de la géodésie se mit en place, dans laquelle les opérations géodésiques perdaient leur indépendance pour servir de plus en plus de simples base à des levés topographiques qui ne reposaient que peu sur la mesure directe du terrain. Malgré le développement des premiers instruments de nivellement, les méthodes de levé restaient en effet dominées par l’interprétation figurative du relief et n’adoptaient que partiellement les principes de géométrisation de la représentation du relief édictés par la Commission de 1802 et confirmés par la Commission de 1828. Elles ne furent définitivement formalisées que dans une instruction de 1851, plus de trente ans après le début des travaux : en conjonction avec l’importance donnée à l’interprétation du terrain, cette lente formalisation participa à la très grande hétérogénéité des minutes de levés, particulièrement dans la figuration du relief. Les étapes de dessin et de gravure des feuilles jouèrent donc un rôle essentiel d’homogénéisation de la représentation cartographique, dans lequel le talent artistique des opérateurs influa beaucoup plus que les principes de géométrisation édictés par les commissions – nouvelle preuve de la persistance d’une approche figurative de la cartographie.
Je considère donc que la carte de France au 1 : 80 000 constituait moins une mutation majeure dans sa forme elle-même que dans les problématiques que sa réalisation avait soulevées. La représentation du relief par des hachures normalisées en faisait certes la première carte topographique générale du territoire français, mais cette géométrisation du relief était singulièrement limitée par une pratique tardivement formalisée qui ne reposait que peu sur la mesure et se basait essentiellement sur une succession d’interprétations figuratives du terrain (levé, dessin, gravure). Sur l’exemple de la carte de Cassini, la nouvelle carte fut publiée entre 1833 et 1880365 sur la base de cinq mille tirages par planche, que le Dépôt de la guerre jugeait suffisante pour les besoins militaires et administratifs, et le problème de la mise à jour de la carte ne fut vraiment soulevé qu’après la guerre de 1870366. Selon moi, ces caractéristiques de la réalisation et de la publication de la carte de France démontrent la persistance d’une conception fixiste et figurative de la cartographie qui envisageait la carte avant tout comme un tableau figé du territoire. Dans cette conception et compte tenu des préoccupations scientifiques de l’époque, la représentation détaillée du relief n’était absolument pas une priorité. Or, en exacerbant les problèmes scientifiques, techniques et humains, la couverture des Alpes pour la carte de France montra les limites d’une cartographie généraliste appliquée aux régions de haute montagne – préfigurant dans certains aspects le développement d’une cartographie spécifique de ces régions.
La première livraison de 1833 contenait douze feuilles du quart nord-est de la France, dont Paris. La dernière livraison de 1880 contenait les feuilles couvrant la Corse, dont le levé n’avait été achevé qu’en 1867. La durée moyenne d’exécution d’une feuille était d’environ douze ans, depuis le début des levés jusqu’à l’achèvement de la gravure.
Le SGA. Op. cit., p. 41.
Voir infra, partie 2, chapitre 3.1.1.3.