4.1.1.3. La triangulation des Pyrénées, une expérience sans enseignement.

Bien que n’entrant pas strictement dans le cadre de mon étude, les opérations géodésiques dans les Pyrénées méritent d’être présentées, parce qu’à cause de l’indifférence de la direction, le même schéma de développement se reproduisit dans les Alpes les années suivantes. Exécutées entre 1825 et 1827, elles avaient pour but de former un dernier parallèle reliant Bayonne à l’extrémité sud de la méridienne de Dunkerque. Un soin particulier fut apporté aux mesures zénithales, qui devaient notamment servir à déterminer les différences de niveau à appliquer entre l’océan et la mer Méditerranée. La partie occidentale de la chaîne fut triangulée par Coraboeuf et son adjoint Testu, la partie orientale par Peytier et son adjoint Hossard. Contrairement à la triangulation des Alpes, les couples chefs-adjoints ne changèrent pas et les adjoints se révélèrent de véritables collaborateurs qui aidaient non seulement à la construction des signaux, mais aussi aux reconnaissances et aux stations.

Les conditions de travail étaient radicalement différentes de celles qu’avaient connues ces officiers jusque-là. Dans l’impossibilité de transporter sur les sommets les grands cercles répétiteurs de Borda, trop lourds, ils employèrent des cercles plus petits, d’un diamètre de dix pouces. Malgré l’appel à des porteurs et à des « guides »373 de la région, l’ascension des sommets restait extrêmement difficile à une époque où l’ascensionnisme n’en était qu’à ses balbutiements et ne proposait encore aucune technique susceptible de faciliter les expéditions en haute montagne. De plus, la tâche était singulièrement compliquée par la nécessité d’acheminer le matériel pour la construction des signaux en pierre et en bois, puisque, compte tenu du degré de précision attendu par la direction scientifique, il n’était pas envisageable de viser directement les rochers formant le sommet. Mais malgré les instructions de rigueur dans le positionnement des sommets de triangles, certains pics choisis pour leur position ne purent finalement pas servir de station. Ce fut le cas par exemple du pic d’Ossau, au sommet duquel les officiers n’arrivèrent pas à monter un cercle répétiteur et durent se contenter d’ériger un signal.

L’orientation elle-même était problématique dans des régions de haute montagne presque inconnues. En 1825 par exemple, Peytier et Hossard s’égarèrent dans le brouillard, malgré leur guide et « l’insuffisante carte de Cassini »374. Ils arrivèrent au sommet d’un pic, d’où ils aperçurent à la faveur d’une éclaircie le Balaïtous375 qu’ils pensaient avoir gravi : ils venaient de faire inconsciemment la conquête du Cujela-Palas, sommet d’une hauteur de 2 976 mètre376. Ils atteignirent finalement le Balaïtous cette même année après trois tentatives infructueuses, sans qu’aucune de leurs expéditions n’ait, semble-t-il, attisé d’autre curiosité que celle des montagnards parmi lesquels ils avaient recruté leurs guides.

Malgré les nombreuses lettres et comptes-rendus que les officiers lui faisaient parvenir, la direction de la carte de France fit longtemps preuve d’une totale ignorance des conditions de travail en haute montagne. Les commentaires des officiers étaient pourtant particulièrement explicites. Envoyé en Grèce pour de nouvelles opérations géodésiques, Peytier écrivait ainsi : « la géodésie me ruine la santé, et je n’en veux plus faire en pays de montagne à quelque prix que ce soit »377. Pourtant, jusqu’à l’achèvement des opérations primordiales et de 1er ordre, la direction continua à délimiter la zone que chaque officier devait trianguler avec une surface toujours égale, qu’elle se trouve en plaine ou en montagne. Ainsi, quand le capitaine Durand commença la triangulation des Alpes après l’achèvement de celle des Pyrénées, aucune modification n’avait été effectuée dans le rendement demandé aux officiers. Tout se passait comme si l’expérience des Pyrénées n’avait apporté aucun enseignement, mais les conséquences furent plus tragiques dans les Alpes.

Notes
373.

Il ne s’agit bien sûr pas de guides au sens touristique du terme – le métier commençait à peine à se développer dans la région de Chamonix avec la création de la Compagnie des guides de Chamonix en 1823 – mais de simples montagnards connaissant bien la région.

374.

BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 45.

375.

Balaïtous : nom du Balétous en patois local, toponyme qui s’imposa par la suite sous l’influence du comte Russel.

376.

BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 45.

377.

Cité dans : Ibid., p. 136.