4.1.2.3. La triangulation des Alpes par Durand.

L’ordre de mission de Durand lui confiait une tâche particulièrement vaste qui soulignait le refus complet de la direction de prendre en compte les conditions de son exécution. Aidé d’un seul adjoint, il devait exécuter en quatre ans la triangulation de 1er ordre de tout le quart sud-est de la France, qui comptait les régions les plus difficiles de parcours du territoire, alors que la triangulation des Pyrénées avait été difficilement exécutée en trois ans par deux ingénieurs géographes aidés de leurs adjoints. Pendant quatre, « à une époque où la haute montagne n’est pas du tout à la mode, [Durand devint] “alpiniste” non par goût, mais par obligation professionnelle » : confronté à un « travail écrasant, dans un pays très accidenté et particulièrement malaisé à parcourir », « il gravit une quarantaine de pics de plus de 2 500 m et cinq de plus de 3 000 »381, dont certains plusieurs fois, parmi lesquels l’un des sommets du Grand Pelvoux qui devint plus tard la pointe Durand.

Les opérations géodésiques en région montagneuse ne nécessitait pas seulement de gravir des cimes parfois invaincues, mais aussi de mener de longues observations qui obligeaient souvent les officiers à passer la nuit sur les sommets. L’instruction de 1818 leur recommandait en effet d’éviter « autant que possible de faire des observations d'angles dans les moments où il y [aurait] beaucoup de vapeurs et d’ondulations et dans ceux où le soleil donnerait aux signaux des phases prononcées qui rendraient le pointé trop incertain »382. Les officiers faisaient donc généralement leur station le matin ou en fin de journée : si cela ne posait aucun problème en terrain de plaine, en haute montagne il devenait obligatoire de passer la nuit sur le lieu de station, souvent situé sur des sommets élevés. Pendant les dix-huit mois que Durand travailla effectivement sur le terrain383, il passa ainsi plus de deux cents nuits à côté de soixante signaux384, alors qu’il avait déjà dépassé les quarante ans.

Durand commença son travail sur la Côte d’azur par le quadrilatère Marseille-Aix-Castellane-Nice (départements des Bouches-du-Rhône, du Var et des Basses-Alpes), avec le lieutenant Reverdit comme adjoint pour construire les signaux. En 1828, il attaquait le quadrilatère Lyon-Belley-Aurant-Le Buis par les reconnaissances et le choix des stations dans les hautes Alpes dauphinoises, assisté jusqu’en 1829 par un nouvel adjoint, le sous-lieutenant Leclerc385. A partir des rares archives subsistantes, Béraldi décrivit le plus précisément possible le parcours suivi, plus de mille kilomètres dans un terrain méconnu et difficile, un exercice compliqué par les indications sommaires laissées par Durand qui, ne connaissant pas la toponymie des régions qu’il parcourait, ne pouvait presque jamais nommer les vallons, les cols ou les lacs qu’ils croisaient386.

Certains hauts faits furent ainsi établis. Par exemple, en 1829, Durand décidait de stationner dans le massif du Pelvoux qui faisait écran au milieu de son réseau. Reprenant le même type d’approche pragmatique que les géodésiens autrichiens et sardes en 1822, il rejeta l’idée de gravir les pics jugés inaccessibles de la barre des Ecrins pour y construire un signal et préféra installer une baraque au sommet du Grand Pelvoux, dont l’accès était plus facile et l’altitude encore suffisante. Il semble que Leclerc ait construit le signal sur la pointe est, qui venait de perdre la neige qui la recouvrait, avant le 13 juillet 1829, puisqu’il fut visé depuis une autre station ce jour-là. Autre exemple, en 1830, Durand stationnait dans l’Oisans, du 13 au 18 juillet au Taillefer (2 860 mètres), le 24 juillet sur l’Aiguille du Goléon (3 429 mètres). Du 6 au 8 août, il stationnait au Grand Pelvoux (3 938 mètres)387, effectuant le matin à partir de cinq heures les mesures d’angles, l’après-midi les distances zénithales388, reprenant les angles le soir à partir de dix-huit heures. Il logea à l’abri du 5 au 12 août, retenu trois jours par la neige, simplement protégé par une toile en guise de toit à sa baraque de pierre.

Bien qu’aidé par différents adjoints pendant les huit ans que durèrent ces travaux géodésiques (parallèle de Rodez compris), Durand avait accompli essentiellement seul une tâche immense, en partie parce qu’il avait probablement refusé de donner à ses adjoints les mêmes responsabilités que les ingénieurs géographes chargés de la triangulation des Pyrénées avaient donné aux leurs. Cette œuvre colossale ne fut pourtant pas reconnue dans toute sa démesure par une direction qui ne perçut dans les comptes-rendus de Durand que les aspects positifs des ascensions réussies. Elle conclut ainsi du travail de Durand dans les Alpes qu’il avait dû être moins difficile que dans les Pyrénées, puisque les ascensions avaient connu moins d’échecs et de tentatives infructueuses.

Notes
381.

BROC Numa. La Montagne, la carte et l’alpinisme. Op. cit., p. 111.

382.

Instruction reproduite dans BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.1. Op. cit., p. 289.

383.

C’est-à-dire sans compter les mois d’hiver occupés à assurer les calculs définitifs pour les observations de la campagne d’été précédente.

384.

BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 91.

385.

Leclerc : entré à Polytechnique en 1822 et sorti officier en 1825.

386.

BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 107-130.

387.

Comme le soulignait anecdotiquement Béraldi : « Et pendant que l’officier, dans une région supra-terrestre domine les bruits des villes et les passions humaines, tout en France subitement est changé. L’immense territoire qu’il a sous les yeux est sous un autre régime. A ce moment, la Chambre des députés vient d’offrir le trône au duc d’Orléans… », Ibid.,p. 127.

388.

Nouvelle preuve du désintérêt pour le nivellement, puisque les mesures servant à déterminer les altitudes étaient exécutées au moment le plus défavorable de la journée en raison de la lumière excessive du soleil.