4.1.2.4. Le destin tragique de Durand.

Durand avait parfaitement conscience de la tâche immense qu’il avait exécutée pratiquement seul. A partir de 1832, alors qu’il était chargé depuis 1831 de la triangulation secondaire des feuilles de Lyon puis Saint-Étienne, il intégra presque systématiquement à ses rapports des demandes de promotion au grade de chef de bataillon. Comme celles-ci restaient sans réponse, ses requêtes commencèrent à prendre une forme étrange, presque irrespectueuse pour un officier389, qui insistait sur les grades supérieurs facilement obtenus par des officiers moins travailleurs mais mieux nés390.

Il semble que Durand ait peu à peu plongé dans la folie. Du moins, ce fut ainsi que la direction ou Béraldi qualifièrent son état à partir de la fin de 1832, illustrée par la dernière lettre que reçut l’administration le 14 juillet, qui n’avait pas de date et presque plus de ponctuation. Elle s’achevait sur ces phrases (les fautes et la présentation sont de Durand lui-même) :

‘« mon général, m’en voulez pour la lettre que j’ai pris la liberté de vous écrire dans les derniers de jours de juin je crois qu’elle était de toute justice. quand donc puis-je espérer de procurer mes parents centenaires le plaisir de me voir chef de bataillon que je crois avoir bien mérité par ans de grade et par pénibles et merveilleux travaux très vite et très économiquement exécutés. Cette année j’aurai fait en très peu de temps le travail de quatre camarades et j’espère qu’avant la fin de la campagne je recevrai ainsi que l’habile Peitier le grade de chef de bataillon. »391

En octobre 1833, après avoir subi une « fièvre lancinante » depuis 1831, il était finalement réformé pour « infirmités incurables » sans avoir obtenu sa promotion tant demandée. Il mourut paralysé une dizaine de mois après, le 7 janvier 1835 à la Maison royale de Charenton – un asile d’aliénés dans lequel furent menées des études sur l’état de folie qualifié de paralysie générale. Ignoré par sa hiérarchie, puis élevé en martyr de la géodésie de haute montagne par les premiers alpinistes, le cas de Durand ne fait généralement l’objet d’aucune discussion : sa maladie, sa folie, puis sa mort seraient dues à une seule et même cause, l’épuisement provoqué par la charge excessive de ses travaux – comme en témoignerait d’ailleurs le destin similaire de son adjoint Leclerc, également réformé pour folie, en janvier 1848, après s’être présenté aux Tuileries en insistant pour parler au Roi392. Cependant, les symptômes de Durand en eux-mêmes me font privilégier l’hypothèse, moins glorieuse il est vrai, d’un stade terminal de syphilis393. Le rapprochement n’avait pas pu être fait à l’époque de Durand, puisque la nature syphilitique de la paralysie générale ne fut soutenue qu’en 1879 par Alfred Fournier. Mais dans ses Leçons sur les maladies mentales (1880), Benjamin Ball affirmait que « le délire ambitieux est incontestablement l’une des vésanies qui peuvent inspirer à l’observateur les craintes les plus légitimes et lui faire admettre la possibilité d’une paralysie générale » et soulignait que ce délire « se présente sous deux formes principales : d’abord, la manie ou l’excitation maniaque avec idées de grandeur ; ensuite, le délire simple sans excitation maniaque »394. La similitude avec le comportement de Durand dans les dernières années de ses travaux est frappante : si la fatigue due aux travaux en haute montagne fut sans doute un facteur aggravant, l’hypothèse d’une paralysie générale causée par la syphilis semble être fortement probable.

Notes
389.

Béraldi cite par exemple une lettre dans laquelle Durand parlait du « beau-fils de M. ***, le donneur de billets de spectacles : il est chevalier de la Légion d’honneur et chef de bataillon, oh, justice ! » Lettre du 30 juin 1832, citée par BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 134.

390.

Il soutenait également dans ses demandes la promotion de certains de ses collègues, comme Peytier dans les Pyrénées. Sans que Patrice Ract n’y fasse allusion dans son étude qui s’arrête en 1791, les requêtes de Durand reflètent parfaitement le statut social modeste de certains ingénieurs géographes si bien souligné dans celle-ci. RACT Patrice. Les Ingénieurs géographes. Op. cit.

391.

Lettre citée par BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 136.

392.

Aujourd’hui encore, la légende reste vive dans le milieu des alpinistes. L’écrivain et guide de haute montagne Roger Carnac reprend également et exclusivement la thèse de l’épuisement provoqué par les travaux dans sa « première biographie de ce héros modeste et méconnu » (pour reprendre les mots de la quatrième de couverture) : CARNAC Roger. Durand du Pelvoux. Clermont-Ferrand : De Borée, 2001, 215 p.

393.

Je remercie d’ailleurs ma mère, Joëlle Guilhot (docteur en médecine), de m’avoir suggéré, à la suite de sa relecture attentive de ma thèse, cette interprétation pertinente. Voir MALET Maya. Démocratisés et syphilisés [en ligne]. Passages, 2004, 113. Format World Wide Web. Disponible sur : http://www.revuepassages.fr/Article.php?IdArticle=109 .

394.

BALL Benjamin. Leçons sur les maladies mentales [en ligne]. Réédition en fac-similé de l’édition papier [Paris : Asselin, 1880]. Paris : Bibliothèque interuniversitaire de médecine, [sd]. Format World Wide Web. Disponible sur : http://194.254.96.21/livanc/?cote=44935&do=chapitre .