Même s’ils peuvent être expliqués par d’autres raisons, les destins tragiques de Durand ou de Leclerc furent souvent utilisés comme témoignage de l’extrême rigueur des travaux géodésiques en haute montagne, que soulignaient également les commentaires acerbes d’autres ingénieurs géographes comme Peytier. L’absence totale d’équipements d’alpinisme et de connaissances sur les massifs les plus élevés rendaient le travail particulièrement difficile. Le rendement demandé à ces officiers sans prendre en considération la nature du terrain avait nécessairement un certain impact sur leur santé. D’après Béraldi, après 1834 et la fin des opérations de 1er ordre dans les régions montagneuses, « sur dix-huit officiers, trois étaient morts, et dix ruinés de santé et bientôt dans l’obligation de prendre leur retraite »395.
Le maintien des mêmes conditions pendant toute la durée des travaux, malgré les rapports très explicites de la plupart des officiers, montrait la négation totale de la part de la direction des spécificités du travail en haute montagne. Si cette position s’expliquait en partie par le désintérêt des milieux scientifiques, administratifs et même militaires pour la représentation détaillée de la haute montagne, elle affirmait en même temps ce désintérêt en aggravant la vision négative que les officiers avaient d’un terrain jugé inutile. Loreilhe ou Delcros, qui fit la reconnaissance et établit les signaux entre Lyon et Marseille, notamment sur le mont Ventoux, furent particulièrement explicites sur l’inutilité de la couverture des régions montagneuses, qui ne faisaient que gaspiller les maigres fonds de la carte de France.
Les militaires, qui étaient pourtant à l’époque les plus susceptibles de porter un intérêt à la représentation des régions montagneuses frontalières, jouèrent un rôle central dans le refus de prendre en compte les réclamations des officiers géodésiens. Les travaux étant effectués par ses officiers, le Dépôt de la guerre disposait de toute la latitude pour faciliter les opérations en augmentant le nombre d’officiers imparti à la triangulation. Mais malgré les requêtes de la Commission royale désireuse de hâter la réalisation du travail géodésique, le ministère de la Guerre refusa systématiquement de libérer des officiers du génie ou de l’artillerie pour aider les ingénieurs géographes – même après la fusion de ce corps avec celui de l’état-major.
BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit.