4.1.3.2. Une reconnaissance tardive par le milieu des ascensionnistes.

En dehors des spécialistes de la géodésie ou de la topographie, l’ignorance des campagnes géodésiques des ingénieurs géographes était telle que certains des premiers ascensionnistes furent extrêmement surpris de découvrir leurs traces au sommet de pics qu’ils pensaient invaincus. Cette reconnaissance tardive commença dans la deuxième moitié du 19e siècle dans les Pyrénées, puis se développa sur le même modèle dans les Alpes avec une extension considérable liée au destin tragique du capitaine Durand.

Au moment des campagnes pyrénéennes des ingénieurs géographes, le pyrénéisme comme découverte scientifique et touristique de la chaîne avait déjà commencé à se développer sous l’influence principale de Ramond. Mais si certains pics avaient ainsi été vaincus par des ascensionnistes « par plaisir » et non « par obligation », comme le pic d’Ossau en 1796 ou le Mont-Perdu en 1802, une partie non négligeable des sommets restait encore invaincue. Ce ne fut donc qu’avec l’essor du pyrénéisme dans la deuxième moitié du 19e siècle que les exploits oubliés des officiers de la carte de France plongèrent dans la stupéfaction et l’admiration les auteurs de « fausses premières » qui pensaient vaincre des cimes vierges. Ainsi, en 1864 l’Anglais Packe découvrit les restes d’un campement en arrivant au sommet du Balaïtous et en 1871, Forster et Orteig, qui croyaient gravir en premier le Cujela-Palas décrit par le guide Joanne comme « d’apparence inaccessible », découvrirent la tourelle érigée par les officiers.

De la même façon, les ascensions du capitaine Durand furent redécouvertes à l’occasion de quelques autres « fausses premières » dans l’Oisans, qui révélèrent l’existence des signaux oubliés qu’il avait construits. Plus encore que les officiers des Pyrénées, Durand fut l’objet d’une grande admiration de la part des premiers alpinistes, qui avaient une conscience aiguë de la différence entre parcourir les hautes montagnes pendant son temps de loisir, quelques semaines par an, et les arpenter systématiquement pendant les quatre mois de travail exténuant que les officiers exécutaient pendant la belle saison. Surtout, son destin tragique, révélé dans un article paru dans l’Annuaire du CAF en 1887397, puis sur plus d’un tiers du livre consacré par Béraldi aux travaux des officiers géodésiens en haute montagne398, enflamma l’intérêt romantique des premiers ascensionnistes issus de l’élite cultivée.

A partir de ces deux sources principales, une véritable légende se construisit autour du nom de Durand, alimentée par l’ignorance tenace des milieux de la cartographie officielle. La nature probablement syphilitique de sa démence ne fut jamais envisagée – ou alors ignorée de façon particulièrement efficace – afin de ne pas ternir la figure de précurseur mythique que les alpinistes voulaient voir en Durand. Une pointe fut ainsi baptisée en son honneur, symbole de la reconnaissance tardive de son œuvre d’ascensionniste par le groupe alors en pleine structuration des alpinistes399. Il est d’ailleurs facile de comprendre comment l’histoire de Durand put passionner ces premiers alpinistes, au point que Franz Schrader, un des plus grands noms du pyrénéisme et de l’excursionnisme cultivé400, écrivit à son sujet que « Shakespeare aurait pu, à côté du roi Lear, montrer Durand sur le sommet des Alpes, sentant la raison lui échapper »401.

Mais, à l’exception de l’hommage extrêmement documenté d’Henri Béraldi ou de la référence passionnée faite au détour d’un ouvrage technique par le géodésien « amateur » Paul Helbronner à son illustre prédécesseur402, la majeur partie des alpinistes – même cultivés – ne reconnaissait en Durand que « l’alpiniste avant l’heure » et l’officier de la carte d’état-major, sans comprendre exactement la teneur de son travail. Dans son ouvrage classique sur Les Alpes et les grandes ascensions (1889), Emile Levasseur, pourtant membre de l’Institut et du Club alpin français, lui attribuait par exemple le levé topographique entier du massif du Pelvoux403.

Cependant, au-delà de cette opposition entre la froideur bureaucratique et la ferveur alpiniste, la figure de Durand reste à mes yeux l’exemple parfait de la réalité des opérations géodésiques en haute montagne et du refus complet de la direction de la carte de France de prendre en compte cette réalité, du moins jusqu’au début des travaux de triangulation de 2e ou 3e ordre, quand l’arrivée d’anciens ingénieurs géographes de terrain aux postes décisionnaires permit une reconnaissance encore limitée de la spécificité du travail en haute montagne.

Notes
397.

ARVERS Général. Le Capitaine Durand et le Pelvoux. Annuaire du Club Alpin Français, 1887, p. 3-12.

398.

BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit.

399.

Plus tardivement, le Club alpin français fit élever un monument à la mémoire du capitaine Durand, inauguré le 29 septembre 1929 en présence, entres autres, de Paul Helbronner et du lieutenant-colonel Viviez, représentant le Service géographique de l’armée reconnaissant finalement l’œuvre de l’officier du Dépôt de la guerre.

400.

Pour plus de détails sur Franz Schrader, voir infra, partie 2, chapitre 2.2.2.

401.

Cité par BERALDI Henri. Balaïtous et Pelvoux. Op. cit., p. 107

402.

Sur Paul Helbronner, voir infra, partie 3, chapitre 1.3.1.

403.

LEVASSEUR Emile. Les Alpes et les grandes ascensions. Paris : Ch. Delagrave, 1889, p. 62.