4.2.4.3. L’impossible accélération d’une gravure coûteuse.

De toutes les étapes de la réalisation de la carte de France, la plus sous-estimée, tant au niveau de la durée que du coût, fut indubitablement la gravure, même après plusieurs années d’expérimentation et malgré l’expérience acquise par les graveurs avec la publication des anciennes cartes manuscrites de l’Empire. La carte de France au 1 : 80 000 contenait une quantité sensiblement plus élevée de détails planimétriques et d’écritures – ne serait-ce qu’avec les cotes d’altitude –, mais ce fut surtout la représentation en hachures normalisées qui perturba toutes les tentatives d’estimation. Berthaut montra qu’en utilisant comme référence le coût de gravure de la carte de Souabe pour une lieue carré, la gravure d’une feuille moyenne du 1 : 80 000 aurait dû coûter environ 6 240 francs, ce qui avait été arrondi dans les différents projets des commissions à 7 500 francs pour tenir compte des différences dans les reliefs. En fait, les planches de plaine les moins chères revinrent à 4 700 francs, les planches de moyenne montagne à environ 10 000 francs, et les planches de haute montagne à plus de 20 000 francs, avec un maximum de 29 645 francs pour la feuille de Gap, dont 27 000 francs pour la montagne seule418.

Le coût très élevé de la gravure des feuilles de montagne, auquel il fallait rajouter un coût supérieur également pour le dessin, incitait aux tentatives d’accélération du procédé de gravure de la représentation du relief. Mais contrairement au procédé de dessin qui pouvait être modifié tant qu’il permettait d’obtenir une base satisfaisante pour les graveurs, le procédé de gravure devait nécessairement aboutir à une planche comportant tous les éléments définis par les spécifications de la carte. Dans les faits, la méthode de gravure ne connut donc aucune modification liée au travail sur les feuilles de montagne. Seule une adaptation du personnel permit d’accélérer sensiblement le rendement de la gravure, mais sans permettre de diminuer le coût du travail lui-même.

En effet, la lenteur de la gravure pour les feuilles de montagne nécessitait une modification de la proportion entre les graveurs spécialisés dans la représentation du relief et les graveurs de traits, ce qui posait des problèmes de recrutement puisque la gravure du relief était de loin la spécialité la plus difficile. Cependant, ce changement avait été assuré relativement tôt au Dépôt de la guerre en prévision des travaux concernant les feuilles des Alpes et des Pyrénées. La gravure du relief continuait malgré tout de ralentir les travaux : la Commission des travaux graphiques ordonnait plus souvent la reprise de celle-ci que de la gravure du trait419, si bien que les graveurs du trait avait régulièrement de l’avance sur les graveurs du relief.

Bien que Berthaut rappelle la mise en place d’un système de promotion des graveurs de trait en graveurs de relief420, les données issues de mon corpus montrent qu’il ne fut appliqué que de façon très ponctuelle pour les feuilles particulièrement difficiles des Alpes du nord. Sur les soixante-trois artistes qui participèrent aux travaux cartographiques des feuilles de mon corpus, neuf occupèrent plusieurs spécialités (soit 14,3 %), dont seulement six pour la gravure (soit 9,5 %) (tableau 5). Seul un graveur de relief n’avait pas exercé cette spécialité depuis le début de son travail pour le Dépôt de la guerre. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un graveur de trait, mais d’un dessinateur de relief promu en graveur de relief : Lecoq. Malgré les besoins accrus en gravure et l’accélération du processus de dessin par la réduction photographique des minutes, je ne connais pas d’autre exemple d’une telle promotion : la proportion des graveurs de relief (quatorze sur vingt-huit graveurs pour mon corpus, soit 50 %) resta toujours à peu près égale à celle des dessinateurs de relief (vingt sur trente-six pour mon corpus, soit environ 55 %).

Tableau 5 : Dessinateurs et graveurs ayant travaillé dans plusieurs spécialités*.
Artiste Dessin ‘’ ‘’ Gravure ‘’ ‘’ ‘’
‘’ Trait Lettre Relief Trait Lettre Eaux Relief
Beaupré (de) ‘’ ‘’ ‘’ ‘’ ‘’ 1843-1872 (1835) 1872
Chartier ‘’ ‘’ 1837-1847 ‘’ ‘’ 1843-1876 ‘’
Cosquin ‘’ ‘’ ‘’ (1839) ‘’ ‘’ (1841) 1875
Duvotenay ‘’ 1847-1870 1840 ‘’ ‘’ ‘’ ‘’
Humbert ‘’ 1865-1867 1862-1865 ‘’ ‘’ ‘’ ‘’
Lecoq ‘’ ‘’ 1860-1862 ‘’ ‘’ ‘’ 1866-1870
Lestoquoy ‘’ ‘’ ‘’ (1834) 1843 ‘’ ‘’ (1834) 1866-1876
Mahaud ‘’ 1864 1858-1867 ‘’ ‘’ ‘’ ‘’
Rouillard ‘’ ‘’ ‘’ 1837-1875 ‘’ 1869 ‘’
Weil 1867 ‘’ 1862-1867 ‘’ ‘’ ‘’  
* Les années entre parenthèse indiquent, quand l’information est pertinente, les premiers travaux effectués par l’artiste en dehors de mon corpus.

Il faut également souligner les différences entre artistes au sein d’une même spécialité. Alors qu’ils avaient gravé le relief sur de nombreuses feuilles de plaine ou de moyenne montagne, des artistes comme Beaupré ou Cosquin ne furent jamais employés pour les feuilles les plus difficiles des Alpes. Au contraire, dans mon corpus, Beaupré ne grava qu’une partie de la feuille de Die en 1872, et Cosquin une partie de la feuille de Gap en 1875 : feuilles de montagne d’une difficulté moyenne, elles couronnaient une carrière de spécialistes du relief de moyenne montagne seulement.

Tout comme les modifications des méthodes de levé ou de dessin, les difficultés posées par la gravure des feuilles de montagne révélaient l’inadaptation d’une cartographie généraliste à la représentation des régions de haute montagne : contrairement à celle des autres régions, cette représentation ne fut jamais envisagé, avant les années 1860, dans une quelconque perspective utilitaire – même très limitée. Cependant, les efforts consentis par le Dépôt de la guerre, même s’ils s’inscrivaient dans une démarche de simplification et d’assouplissement des méthodes justifiée par l’absence de véritables besoins pratiques, témoignaient d’une certaine considération pour la cartographie de ces régions, essentiellement motivée par des préoccupations de prestige politique et scientifique.

Notes
418.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 259-260.

419.

En particulier, la surcharge nécessaire pour représenter les bois et les types de cultures posa rapidement des problèmes, dès les premières feuilles de montagne (Lure et Epinal dans les Vosges, contrôlée en 1840 par la Commission des travaux graphiques). Même si le dessin du relief était harmonieux, sa combinaison avec le dessin de la végétation au moment de la gravure donnait généralement un résultat bien trop sombre. Des consignes furent donnés aux graveurs pour prendre en compte la surcharge au moment du tracé des hachures, mais la Commission participa aussi à l’adoption du diapason de Hossard pour régler plus strictement ce tracé.

420.

Examinés sur la gravure complète de plans d’environ de villes au 1 : 20 000, les graveurs de trait jugés les plus talentueux pouvaient se présenter au marché de gravure du relief du 1 : 80 000.