4.3.1. L’influence du nouvel intérêt scientifique pour la haute montagne.

Les deux instructions rédigées par le lieutenant-colonel Borson en 1863 et 1864 étaient non seulement révélatrices des adaptations faites à la méthode de levé, mais aussi d’un changement d’état d’esprit dans la perception des régions de haute montagne. Pour la première fois depuis la fin du travail des commissions dans les années 1820, elles faisaient directement référence aux préoccupations scientifiques, qui avaient jusque-là perdu toute influence dans les opérations autres que la géodésie de 1er ordre. Soulignant l’intérêt nouveau des scientifiques pour la haute montagne et les critiques visant certaines cartes trop « expédiées », Borson appelait aux impératifs de prestige scientifique pour demander aux officiers la plus grande application dans les enquêtes toponymiques ou les levés topographiques de régions dont la cartographie pouvait sembler inutile, comme l’illustre parfaitement cet extrait de son instruction de 1864 :

‘« Les officiers doivent aussi être prévenus contre le relâchement qui peut les gagner facilement, en face de la tâche ingrate d’avoir à lever des déserts de glace ou des zones stériles et inhabitées. Le point de vue auquel il faut se placer est ici celui des exigences nouvelles de la science, qui fait aujourd’hui de ces régions, encore inconnues il y a un demi-siècle, l’objet d’explorations minutieuses. Il suffirait au besoin de rappeler que les inexactitudes ou les lacunes dans le figuré de la carte piémontaise et l’absence de cotes d’altitude ont été l’objet de critiques très vives dans plusieurs publications, surtout en les rapprochant des levés si précis et si détaillés de la carte suisse. »423

Cette prise en compte d’un nouveau point de vue s’inscrivait dans une évolution plus générale de la perception et de la connaissance de la haute montagne. Elle s’opposait à l’avis traditionnel, explicitement formulé chez Bonne, que les zones incultes, inhabitées et difficiles d’accès, n’avaient pas besoin d’être représentées précisément sur la carte puisqu’elles n’étaient d’aucun intérêt pour les militaires ou les administrations. L’idée se faisait ainsi jour que la carte de France pouvait avoir d’autres utilisateurs potentiels que ceux pour lesquels elle avait été conçue, et qu’il fallait prendre en compte leurs besoins. Sans pour autant remettre en cause la conception fixiste de la carte, cette nouvelle orientation soulignait l’utilité d’une cartographie spécifique de la haute montagne, destinée aux nouveaux utilisateurs, « artistes et […] naturalistes de toute l’Europe »424 comme les qualifiait Borson dans son instruction de 1863.

En cela, la référence aux travaux suisses m’apparaît comme un signe essentiel du début d’une véritable prise de conscience de la spécificité de la cartographie de la haute montagne. Reconnaître la supériorité de ces travaux, c’était déjà reconnaître la spécialité des topographes suisses dans la représentation de la montagne, une spécialité que les alpinistes et les scientifiques érigèrent plus tard en référence absolue425. C’était aussi reconnaître l’intérêt de la cartographie de la haute montagne, ne serait-ce qu’au niveau du prestige scientifique international.

Notes
423.

Instruction de Borson de 1864. Op. cit., p. 61.

424.

Instruction de Borson de 1863. Op. cit., p. 60.

425.

Voir infra, partie 3, chapitre 4.2.2.1.