4.3.2. La cartographie de la frontière franco-italienne, une entreprise d’autorité et de prestige.

Les changements territoriaux conséquents à l’annexion de la Savoie et du Comté de Nice en 1859426 posaient le problème crucial de nouvelle frontière, qui justifiait en partie l’empressement des autorités à disposer d’une carte détaillée de ces régions. La délimitation de la frontière en elle-même avait été l’objet de négociations entre 1861 et 1862. La Convention de délimitation entre la France et la Sardaigne, conclue à Turin le 7 mars 1861 stipulait que « du côté de la Savoie la nouvelle frontière [suivrait] la limite actuelle entre le Duché de Savoie et le Piémont »427. La Carte indiquant le tracé de la frontière entre la France et l’Italie depuis le Mont Grapillon jusqu’au rocher du Chardonnet 428 qui accompagnait le traité avait été dressée au 1 : 50 000 à partir des documents existants, mais sans pouvoir tirer parti des levés à venir de la Savoie et du Comté de Nice429. Elle reprenait, selon les prescriptions de la Convention, le tracé de la frontière établi en 1823 par le lieutenant Muletti, qui passait notamment au sommet du Mont Blanc devenu franco-italien depuis l’annexion.

Je considère l’intégration d’une carte dans le traité comme une preuve du rôle politique essentiel de la cartographie, mais aussi et surtout de la prédominance de la conception fixiste pour laquelle les cartes avaient vocation à être des portraits figés et définitifs du territoire. Je trouve particulièrement révélateur de cette approche fixiste le fait que les controverses sur la définition de la frontière qui suivirent la signature du traité ne débouchèrent jamais sur la mise à jour de cette carte, mais au contraire sur la réalisation de nouvelles cartes pour jouer le rôle de référence politique.

En effet, le texte du traité ne suffit pas à arrêter définitivement la frontière. Le traité de 1861 se référait à la « limite actuelle » entre le Duché de Savoie et le Piémont, une frontière administrative définie par la carte de l’état-major sarde de 1841 qui suivait la ligne de faîte. Mais en 1862, la commission franco-italienne chargée du placement des bornes frontières se référa à l’« ancienne limite » entre le Duché de Savoie et le Piémont430, définie par le traité de Cherasco en 1796, qui avait forcé le Piémont à céder la Savoie et Nice à la France après la campagne de Bonaparte en Italie. Cette ancienne limite était établie « sur une ligne déterminée par les points les plus avancés du côté du Piémont »431, ce qui permettait aux Français de faire une interprétation stratégique du texte pour « pousser » la limite jusqu’au côté italien des crêtes rocheuses, alors que les italiens soutenaient que la frontière devait suivre la frontière géographique de la ligne de partage des eaux.

Les levés topographiques dans les régions annexées se trouvaient ainsi au cœur d’une négociation diplomatique complexe. Dans les instructions officielles, le rôle des levés dans la définition de la frontière était présenté de façon ambiguë. L’instruction rédigée par Borson en 1864 insistait surtout sur la rigueur nécessaire pour les levés des zones certes inhabitées mais stratégiques de la nouvelle frontière franco-italienne :

‘« Une autre circonstance est aussi à signaler dans les travaux de cette année. Plusieurs longent la grande chaîne des Alpes, dont la ligne de faîte forme la frontière entre la France et l’Italie. Malgré les difficultés exceptionnelles du terrain, cette ligne, qui n’a jamais été jusqu’ici l’objet d’une reconnaissance spéciale, devra être fixée aussi exactement que possible. Si l’on se contentait d’un tracé approximatif, ou si l’on tolérait quelques déplacements de crêtes, comme cela a eu lieu quelquefois, le raccord entre les cartes des deux pays, au lieu de présenter cette concordance remarquable qui s’est produite le long de la frontière suisse, serait reconnu tôt ou tard comme défectueux. La bonne réputation des travaux topographiques du Dépôt de la guerre est donc en quelque sorte intéressée à la précision de ce travail. »432

Il ne s’agissait pas seulement d’assurer la représentation topographique de la zone frontalière, mais bien de fixer la ligne de séparation. Malgré l’approche méthodique sous-entendue dans l’instruction, les levés topographiques ne visaient pourtant pas seulement à tracer la frontière le plus « exactement » possible, mais à la tracer suivant les dispositions stratégiques qui arrangeaient les militaires français. Pour les régions de haute montagne des territoires annexés, il me semble évident que les questions de prestige et d’autorité politique jouèrent un rôle plus important dans l’empressement du pouvoir à disposer d’une cartographie détaillée que celles de prestige scientifique qui furent le plus souvent avancées.

Les feuilles du nord-est des Alpes de la carte de France au 1 : 80 000 présentaient très nettement la frontière telle que les membres français de la commission de délimitation l’avaient définie à partir d’une interprétation biaisée du traité. Pour reprendre l’exemple bien connu du Mont Blanc, la carte du Massif du Mont Blanc dressée à partir des levés du capitaine Mieulet433 reprenait la frontière française, en situant notamment le sommet du Mont Blanc entièrement du côté français. En 1877, dans la première édition de son livre classique Le Mont Blanc, Charles Durier signalait une « offre gracieuse du gouvernement italien [qui faisait] exception pour le Mont-Blanc » et infléchissait la frontière « sur le versant méridional, à 150 mètres environ au-dessous de la cime qui resta exclusivement française »434, mais il semble qu’une telle initiative n’ait jamais été prise par l’Italie435. Les cartes actuelles témoignent encore des différences d’interprétation entre la France et l’Italie sur certaines parties de la frontière comme le Mont Blanc, malgré les travaux d’une nouvelle commission de délimitation à la suite de la Seconde guerre mondiale.

Notes
426.

Intervenu au côté du Piémont contre l’Autriche pendant la guerre d’Italie de 1859, Napoléon III devait normalement « recevoir » la Savoie et le Comté de Nice en échange. Mais la paix prématurée qu’il signa avec l’Autriche n’assurait pas l’unité de l’Italie jusqu’à la mer Adriatique, provoquant une opposition vive des nationalistes italiens. L’annexion ne fut donc effective qu’au printemps 1860, quand Napoléon III donna son accord à l’unification italienne sous la houlette du souverain piémontais Victor-Emmanuel.

BERSTEIN Serge, MILZA Pierre. Nationalismes et concert européen, 1815-1919. Paris : Hatier, 1992, p. 108-123.

427.

Cité par ALIPRANDI Laura & Giorgio. La Découverture du Mont-Blanc par les cartographes. Op. cit., p. 136.

428.

Carte indiquant le tracé de la frontière entre la France et l’Italie depuis le Mont Grapillon jusqu’au rocher du Chardonnet. [sl] : [sd], 1861. 3 feuilles. Echelle 1 : 50 000. Corpus : feuille id 1952.

429.

Elle utilisait une représentation purement figurative du relief, avec des lignes de plus grande pente et une figuration du rocher par signes conventionnels, mais en projection horizontale.

430.

Procès-verbal N.2 d’abornement de la frontière entre la France et l’Italie. Etabli à Turin le 26 septembre 1862. Cité par ALIPRANDI. La Découverte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 136.

431.

Cité par ALIPRANDI. La Découverte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 136.

432.

Instruction de Borson de 1864. Op. cit., p. 60.

433.

Massif du Mont Blanc extrait des minutes de la carte de France. Paris : Dépôt de la guerre, 1865. 1 feuille. 1 : 40 000. Corpus : feuille id 1872.

434.

DURIER Charles. Le Mont Blanc. Paris : Sandoz et Fischbacher, 1877, p. 29.

435.

ALIPRANDI. La Découverte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 145.