4.3.3. Des levés plus figuratifs que géométriques.

Pour les zones difficilement accessibles où la méthode du cheminement ne pouvait pas être employée, les instructions officielles pour les levés alpins recommandaient une méthode encore plus figurative. Elle consistait non plus à tracer des portions de courbes au fur et à mesure du parcours du terrain, mais à dessiner des profils à vue qui permettaient ensuite, au bureau, de se faire une idée de la configuration du terrain pour tracer des courbes très approximatives pour appuyer les hachures436. De fait, dans ces zones de haute montagne, le levé du relief n’avait presque plus rien de géométrique : il était seulement structuré par des points géodésiques, souvent peu nombreux et rarement vérifiés dans les Alpes, complétés par quelques points déterminés avec une faible précision.

La qualité du figuré du terrain reposait donc encore plus que pour les autres régions sur la perception de la topographie par l’officier et sur la qualité du dessin qu’il en faisait. Les différentes instructions avaient souvent insisté sur la nécessité de faire ressortir les lignes caractéristiques du terrain, mais leurs prescriptions en faveur d’une étude de la topographie directement sur le terrain avaient été plus ou moins rigoureusement appliquées, ce qui provoqua une représentation topographique systématisée a posteriori – c’est-à-dire un dessin au bureau soit trop caricatural, soit trop épuré, visant à donner une impression d’ensemble homogène gommant l’absence de détails. Mais l’expérience des levés dans les Pyrénées et les critiques formulées après la publication des premières feuilles avaient permis aux officiers d’encadrement de prendre conscience de cette dérive. L’instruction rédigée en 1863 par Borson insistait particulièrement sur la représentation détaillée du terrain pour éviter sa systématisation par des signes uniformes :

‘« Les instructions du Dépôt de la guerre prescrivent que le figuré du terrain sera fortement et nettement accusé au crayon, laissant la faculté aux officiers, avec l’approbation du chef de brigade, d’assurer le crayon par quelques traits à l’encre.
Ce serait mal entendre cette prescription que de recouvrir tout le croquis fait sur le terrain d’un figuré à hachures ou à courbes régulières, qui enlève au dessin son cachet de vigueur et ses traits accentués, pour y substituer un travail de cabinet qui peut servir quelquefois à masquer le défaut d’étude sérieuse de quelques portions du travail.
La carte d’un pays de hautes montagnes comme la Savoie, parcouru par les artistes et les naturalistes de toute l’Europe, ne serait pas traitée convenablement, si l’officier ne s’attachait pas à donner de la vérité à son figuré en se rapprochant de la nature, et s’il faisait disparaître les détails et les accidents divers, sous l’uniformité d’un signe conventionnel. »437

Cette instruction était d’ailleurs relativement explicite sur la nature figurative de la représentation à donner du terrain : le figuré devait être vrai, dans le sens artistique de « proche de la nature » plus que dans le sens scientifique de « basé sur des mesures ». Cette orientation figurative marquée dès le levé topographique reflétait une justification radicalement différente pour la couverture cartographique des régions alpines par rapport au reste du territoire. Si la deuxième moitié du 19e siècle voyait se développer un début d’intérêt scientifique pour ces régions, ce furent surtout des questions de prestige politique et scientifique qui justifièrent des levés alpins qui avaient moins besoin d’être géométriques pour une utilisation pratique qu’expressifs pour une exploitation symbolique. En donnant une représentation figurative relativement détaillée de la haute montagne, le Dépôt de la guerre ne répondait pas à des besoins pratiques, mais il affirmait la compétence de ses opérateurs et la maîtrise du territoire par les autorités publiques.

Notes
436.

Voir supra, partie 1, chapitre 4.2.2.3.

437.

Instruction de Borson de 1863. Op. cit., p. 60.