Conclusion

Au cours du 18e siècle, les méthodes de triangulation, formalisées au 15e siècle en Italie et au 16e siècle aux Pays-Bas, furent appliquées plus systématiquement à la réalisation de cartes à grande échelle, dont certaines, comme la carte de France dirigée par Cassini, couvraient l’intégralité d’un territoire national. Ces nouvelles fondations géodésiques affirmaient le paradigme d’une cartographie scientifique, basée sur la mesure et l’instrumentation, même si celles-ci n’étaient encore appliquées qu’aux deux seules dimensions de la planimétrie – longitude et latitude – et ne concernaient que peu les levés topographiques eux-mêmes. L’émergence d’une cartographie topographique scientifique, au sens moderne du terme, ne s’acheva qu’au début du 19e siècle, avec l’affirmation d’une représentation géométrique du relief. Définitivement imposée par une Commission de topographie réunie en 1802 par le général Samson, directeur du Dépôt de la guerre – l’organisme officiel de cartographie militaire –, celle-ci reposait sur l’emploi de hachures tracées perpendiculairement à des courbes de niveaux équidistantes approximatives, et espacées suivant des règles géométriques.

Dans le domaine de la cartographie topographique, le 19e siècle fut dominé par la réalisation de la carte de France au 1 : 80 000, première carte véritablement topographique du territoire, plus connue sous le nom de carte d’état-major en référence au corps d’officiers qui exécuta les levés. Commencée en 1818 pour remplacer la carte de Cassini, jugée désuète par les militaires, les administrations et les scientifiques, elle ne fut définitivement achevée qu’en 1880. La définition des spécifications de la carte avait provoqué une véritable lutte d’influence qui opposa savants et militaires entre 1817 et 1828. Moins intéressés par le prestige international de l’entreprise, les militaires soutenaient la conception pragmatique d’une carte moins ambitieuse mais plus adaptée aux besoins des administrations centrales. Les difficultés budgétaires et l’abandon d’une collaboration avec le cadastre favorisèrent la « victoire » de leur point de vue, mais le Dépôt de la guerre resta confronté aux difficultés qu’éprouvaient les autorités à concevoir la spécificité et les temporalités du travail cartographique. Celles-ci se traduisirent notamment par la contestation de la légitimé du corps des ingénieurs géographes, qui aboutit à sa suppression définitive en 1831, et par une volonté répétée de limiter l’autonomie du Dépôt de la guerre.

D’un point de vue cartographique, la carte d’état-major marquait l’adoption d’une géométrisation seulement partielle du relief. Bien que confirmée par les différentes commissions réunies pour l’établissement des spécifications de la nouvelle carte, la représentation par hachures normalisées ne fut en fait jamais appliquée dans sa conception originale. Sous l’influence de préoccupations scientifiques focalisées sur les questions géodésiques, les méthodes de triangulation avaient en effet connu au cours du 18e siècle un développement préférentiel qui en faisait les seules techniques susceptibles de fournir les mesures instrumentales nécessaires à cette géométrisation. Malgré le début du développement du nivellement topographique, la représentation partiellement géométrique du terrain sur la carte d’état-major s’appuyait essentiellement sur les données issues des opérations géodésiques. Dans les régions de haute montagne, l’absence totale de besoins pratiques favorisa l’adoption d’une représentation plus figurative que sur le reste du territoire, qui, si elle soulignait la nécessité d’une cartographie spécifique de ces régions, la retenait à l’écart du développement scientifique de la cartographie vers la généralisation des mesures instrumentales. Tout comme les problèmes institutionnels du Dépôt de la guerre, les limitations de la géométrisation du relief témoignaient de la persistance d’une conception de la cartographie que j’ai qualifiée de fixiste, dans laquelle la carte restait avant tout un tableau figé du territoire.

Même si l’adoption d’un mode de représentation partiellement géométrique du relief constituait une évolution majeure de la cartographie topographique, je considère que le changement fondamental du 19e siècle était en fait conceptuel. L’affirmation de l’influence militaire sur la cartographie marquait en effet la fin d’une domination scientifique vieille d’un siècle et demi, et la transition de préoccupations scientifiques centrées sur la géodésie à des préoccupations pratiques centrées sur la topographie. L’évolution de la recherche technique montre clairement l’impact d’un tel changement : après un siècle de perfectionnement des seuls méthodes et instruments géodésiques, le développement du nivellement topographique affirmait la place nouvelle de la topographie, posant les bases d’une évolution qui aboutit dans le dernier quart du 19e siècle à la formalisation des méthodes de la cartographie topographique scientifique dite « classique ». Le début d’une prise en compte plus systématique des besoins pratiques – d’abord militaires et administratifs – participait également au développement d’une conception de la cartographie que j’ai qualifié d’utilitariste. La conception fixiste demeura très nettement dominante jusqu’en 1870, mais les dernières décennies du 19e siècle furent marquées par la prise de conscience brutale de la dimension utilitaire de la carte, par l’apparition de nouveaux regards sur la haute montagne et sa représentation cartographique, et par l’affirmation rapide d’une plus grande autonomie de la topographie par rapport à la géodésie. Tous ces changements se manifestèrent dans une généralisation de la géométrisation de la représentation cartographique du terrain, et particulièrement du relief, dans laquelle la cartographie alpine joua un rôle central.