Les montagnes furent perçues pendant des millénaires comme les lieux sacrés du divin, l’endroit le plus proche du ciel, inaccessible à l’homme, royaume des dieux et des esprits bons ou mauvais. De nombreux épisodes mythologiques s’y déroulent, parmi lesquels certains mythes fondateurs de la culture judéo-chrétienne, Abraham partant sacrifier son fils dans les montagnes ou Moïse recevant de Dieu les Tables de la Loi au sommet du Mont Sinaï. Aux interdits religieux éventuels s’ajoutaient une terreur et une répulsion universellement partagées jusqu’à la Renaissance et dont des traces demeurent jusqu’au 19e siècle romantique. Les humanistes suisses du 16e siècle et certains peintres comme Dürer, Léonard de Vinci ou Bruegel, manifestèrent les premiers signes d’intérêt pour les paysages alpins et leurs charmes, mais ceux-ci furent rapidement oubliés à l’âge classique. L’homme cultivé du 17e siècle était peu attiré par la nature. Il ne voyait dans les montagnes que désordre et chaos, en opposition à son désir d’ordre, d’équilibre et de raison, jusqu’à les percevoir comme une gêne dans la perfection de la sphéricité de la Terre.
Cette perception négative des montagnes s’opposait pourtant à leur utilité manifeste : repères pour les marins, frontières entre les peuples, elles pouvaient devenir défenses ou lieux de refuge. Le finalisme chrétien qui s’épanouit à la fin du 17e siècle formula des raisons à l’existence de ces obstacles néfastes dans une Création qui ne pouvait qu’être parfaite : produisant les métaux et l’herbe pour le bétail, elles donnaient aussi et surtout naissance aux fleuves. Mais la perception des montagnes ne commença à s’écarter de cette répulsion ancienne qu’à partir du 18e siècle en Europe occidentale. Dans ce qu’Antoine Bailly et Robert Ferras définirent comme « une sorte d’effet retour des grandes expéditions vers l’Orient et le Pacifique »438, un intérêt croissant se développa dans l’élite cultivée européenne pour un milieu qui apparut exotique aux contemporains. Dans sa thèse devenue classique sur la perception des montagnes par les savants français du siècle des Lumières, Numa Broc affirmait que « c’[était] au XVIIIe siècle que les montagnes [avaient] été découvertes sur le plan littéraire comme sur le plan scientifique »439. Quant au 19e siècle, il marqua l’essor de leur découverte touristique, encore intimement liée à l’approche scientifique, qui provoqua la naissance d’une cartographie indépendante des Pyrénées et surtout des Alpes.
BAILLY Antoine, FERRAS Robert. Eléments d’épistémologie de la géographie. Paris : Armand colin, 1997, p. 73.
BROC Numa. Les Montagnes vues par les géographes et les naturalistes de langue française au XVIIIe siècle. Contribution à l’histoire de la géographie. Paris : Bibliothèque nationale – CTHS – Mémoires de la section de géographie n° 4, 1969, p. 15.