1.2.1.3. Fluvialisme et uniformitarisme : aux origines de la géomorphologie.

La naissance de la géomorphologie comme discipline autonome, indépendante de la géologie et de la géographie, est généralement rattachée à l’approche systématique des formes du terrain formulée par W. M. Davis dans les années 1880. Mais son émergence théorique est fixée par la plupart des historiens de la discipline, et par Davis lui-même, à l’œuvre de James Hutton, Theory of the Earth (1795, deux tomes), diffusées principalement dans la présentation plus structurée qu’en donna John Playfair dans ses Illustrations of the Huttonian Theory of Earth (1802)446.

Sans véritablement formuler de théorie générale, Hutton croyait que l’exposition prolongée d’une surface du terrain à l’action de la pluie et des cours d’eau produisait les montagnes, les collines et les vallées. Cette approche, qualifiée de fluvialiste, reprenait des idées avancées par le géographe anglais Nathanael Carpenter dès 1625447 et par de nombreux géologues actualistes français au cours du 18e siècle (Gautier, Boulanger, Desmarest entre autres)448. Mais Hutton proposait une théorie originale de l’orogenèse cyclique, selon laquelle le relief global était finalement restauré après son érosion totale449. Il fut tardivement désigné comme le premier à avoir formulé la théorie de l’uniformitarisme, dérivée de l’actualisme, qui envisageait les phénomènes géologiques comme les résultats d’actions cumulatives et lentes encore observables dans le monde contemporain450. Il s’opposait ainsi au catastrophisme, dans lequel l’état actuel de la Terre était le résultat de catastrophes extrêmement épisodiques, brèves et courtes, comme le Déluge.

Mais le neptunisme resta la théorie géologique dominante jusqu’aux environs de 1815. A ce moment, sa remise en cause confirma et renforça de nombreuses théories huttoniennes, mais elle entraîna surtout un scepticisme géologique qui se traduisit par une accumulation désintéressée de faits géologiques, sans effort de théorisation. La fascination des romantiques pour les phénomènes grandioses de la nature favorisa le succès de la théorie catastrophiste de Cuvier, plus générale et moins dogmatique dans l’opposition entre plutonisme et neptunisme. Cependant, les théories huttoniennes servirent à de nombreuses investigations géologiques plus spécifiques, notamment sur l’origine des vallées, la signification géologique des volcans, l’efficacité de l’érosion, ou l’importance topographique de l’élévation.

Dans ses travaux, Charles Lyell reprit une grande partie des théories huttoniennes, mais il insista plus sur l’uniformitarisme, c’est-à-dire l’uniformité et l’identité des causes géologiques passées et présentes, que sur les cycles de destruction et création postulés par Hutton. De nombreux savants acceptèrent l’idée d’un temps géologique immense et de la continuité de changements géologiques incessants, mais la plupart rejeta l’hypothèse de l’uniformité des forces géologiques en œuvre. Lyell échoua d’ailleurs à proposer une théorie générale qui engloberait tous les phénomènes géologiques. Le fluvialisme radical, pour lequel la seule action géologique importante était l’érosion diluvienne, était systématiquement mis en cause par certains phénomènes bien décrits mais inexpliqués, comme les vallées sèches des Chalklands.

L’absence d’un paradigme de remplacement favorisa la stagnation de la théorisation en géologie, jusqu’à ce que de nouveaux éléments furent produits en faveur du fluvialisme par une discipline en plein renouvellement dans les années 1820 : la glaciologie. Elle constitue par ailleurs – et c’est en cela qu’elle m’intéresse le plus – un exemple particulièrement révélateur des rapports entre science et cartographie à l’époque contemporaine.

Notes
446.

DEAN Dennis R.. James Hutton’s role in the history of geomorphology. In TINKLER K. J. éd. History of Geomorphology, from Hutton to Hack. Boston : Unwin Hyman, 1989, p. 73-84.

447.

WERRITY Alan. Geomorphology in the UK. In WALKER H.J. éd., GRABAU W.E. éd. The Evolution of geomorphology. A nation-by-nation summary of development. New York : John Wiley & Sons, 1993, p. 458.

448.

ELLENBERGER François. Les Méconnus : eighteenth century French pioneers of geomorphology. In History of Geomorphology, op. cit., p. 11-36.

449.

François Ellenberger souligne que des conceptions similaires ne se trouvent que chez les actualistes français Gauthier et Boulanger, dont les travaux ne furent jamais publiés et que Hutton ne connaissait probablement pas. Ibid..

450.

Les temporalités envisagées étaient très nettement supérieures à la durée d’une vie humaine. Hutton remettait ainsi en cause la chronologie traditionnelle de l’évêque Usher, qui avait calculé, au 14e siècle, que, d’après les faits relatés dans la Bible, quatre mille quatre ans séparaient le premier jourde la Genèse de la naissance de Jésus.