1.2.2. La glaciologie alpine, modèle des rapports entre science et cartographie.

1.2.2.1. Les philosophes naturalistes et la glaciologie.

Au 18e siècle, les premières approches scientifiques de la montagne qui ne soient pas seulement théoriques, mais aussi fondées sur des observations de terrain, se développèrent au sein de deux disciplines, la minéralogie et la « glaciologie »451. Alors que la première s’épanouit essentiellement dans les Pyrénées452, la deuxième se développa uniquement dans les massifs alpins suisse et français. Dans une certaine mesure, l’étude des glaciers alpins resta même longtemps peu orientée vers la réflexion théorique et la construction de système explicatif. Les premiers « glaciologues » – tout comme les minéralogistes – étaient principalement des philosophes, figures typiques du siècle des Lumières qui étaient à la fois hommes de lettres, excursionnistes, savants dans des disciplines diverses, parfois hommes politiques. Les premières descriptions scientifiques des glaciers se firent ainsi dans des récits de voyage, mélange de guides, d’ouvrages de science et de relations littéraires préromantiques du sentiment de la nature. Dans la tradition naturaliste dominante, l’aspect scientifique de ces études se consacrait surtout à la description et à la classification des objets et phénomènes naturels observés. Leurs auteurs ne proposaient que rarement des explications ou des interprétations théoriques, se contentant le plus souvent de soulever quelques idées générales sur les origines de ces phénomènes.

Les travaux de Pierre Martel constituent l’exemple fondateur de ce type de littérature scientifique. Ingénieur géographe, mathématicien et fabricant d’instruments d’optique suisse, Pierre Martel fut l’un des premiers touristes à visiter la région du Mont Blanc à la suite de l’excursion de Windham au Montenvers en 1741. Dans son croquis topographique représentant Le Cours de l’Arve contenant le plan des glacières de Chamouny et des plus hautes montagnes 453, il ne fut pas seulement le premier à adopter le toponyme « Mont Blanc » pour la plus haute montagne de la région454, mais il donna aussi la première description scientifique des grands glaciers savoyards, exprimant l’idée d’une mer de glace unique qui alimenterait tous les glaciers d’un massif. Scheuchzer avait déjà décrit des glaciers dans ses Itinera (1709 et 1723), mais sans adopter l’approche systématique de Martel. Il avait par contre attribué le mouvement des glaciers à la poussée provoquée par l’augmentation de volume de l’eau qui regelait entre la glace et le rocher – une théorie qui se développa plus tard sous le nom de théorie de la dilatation.

Au cours du 18e siècle, de nombreux ouvrages se consacrèrent à la description des glaciers. Les plus connus – et les plus étudiés par les historiens – demeurent ceux qui s’éloignèrent de la simple description pour proposer une approche théorique générale. Le naturaliste suisse Gottlieb-Sigmund Grüner (1717-1778) publia ainsi en 1760 Die Eisgeburge des Schweizerlandes 455, dans lequel il présentait la première classification des glaciers, basée sur sa seule connaissance des glaciers de l’Öberland. Il définissait surtout les grands problèmes de l’étude scientifique du phénomène glaciaire : types, origines, mouvements et extension mondiale des glaciers. En opposition avec l’hypothèse de Scheuchzer, il soutint l’explication du mouvement des glaces par la seule action de la gravité. Sa théorie fut reprise par l’homme politique genevois André-César Bordier qui, dans la relation de son Voyage pittoresque aux glacières de Savoye (1773), formula la première théorie de la dynamique glaciaire. Il définit surtout, en les distinguant définitivement, les termes de glacier, « un amas de glace qui se dégorge dans la plaine », et de glacières, « les hautes montagnes d’où partent ces glaces »456.

Mais le plus célèbre des savants à s’être intéressé aux glaciers reste Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), fondateur de la géologie alpine et artisan de la conquête du Mont Blanc. Professeur à l’Académie de Genève, il se mit très tôt à parcourir les montagnes, dont il dressa dans ses Voyages dans les Alpes (Neuchâtel, 1779-1796) un tableau général détaillé, encore dominé par le point de vue naturaliste. Dans le domaine de l’étude des glaciers, il clarifia le vocabulaire, en adoptant par exemple les mots savoyards moraine et sérac, et en distinguant les glaciers de vallée et de plateau. Il proposa quelques explications sur l’origine de la glace et la structure interne d’un glacier, propagea l’idée d’une dynamique glaciaire liée à la gravité comme Bordier et Grüner, et rejeta assez tôt l’hypothèse d’une mer glaciaire unique. Mais plus encore que ses prédécesseurs, il conserva une approche naturaliste de recensement, description et classification, sans jamais proposer de conceptions générales – au point que Buffon lui reprocha de ne jamais conclure. Cependant, sa popularité fut immense dans les milieux cultivés et savants de l’Europe de la fin du 18e siècle, et il joua un rôle crucial dans le développement de l’intérêt pour les Alpes après son ascension victorieuse du Mont Blanc.

Notes
451.

L’étude des glaciers ne portait pas de nom spécifique avant le début du 20e siècle : d’après le Trésor de la Langue Française, le terme « glaciologie » apparut pour la première fois dans le Nouveau Larousse Illustrée en 1901. Pour plus de clarté et de lisibilité, j’utiliserai parfois ces termes de façon anachronique en les plaçant entre guillemets.

452.

A la suite des botanistes, les minéralogistes se mirent à parcourir de façon systématique la chaîne pyrénéenne à partir du dernier quart du 18e siècle. Parmi les principaux minéralogistes pyrénéens, citons l’abbé Pierre-Bernard Palassou, le baron Ramond de Carbonnières, véritable fondateur du pyrénéisme, et son disciple François Pasumot.

453.

MARTEL Pierre. An account of the Glacieres or Ice Alps in Savoy. Edition anglaise d’un manuscrit en français. Londres : [sn], 1744. Le Cours de l’Arve contenant le plan des glacières de Chamouny et des plus hautes montagnes. 1 planche.

454.

L’effet de son choix toponymique fut singulièrement limité par la diffusion très confidentielle de son ouvrage.

455.

Traduit en français en 1770 sous le titre : Histoire naturelle des glacières de Suisse.

456.

Cité dans Images de la montagne. Op. cit., p. 29.