1.2.2.2. Forbes, Tyndall et l’étude physique des glaciers.

Dans la première moitié du 19e siècle, l’étude des glaciers était toujours animée par la controverse fondamentale sur leur mouvement, qui opposait les partisans de la seule action de la gravité aux partisans d’une dilatation causée par le regel. Cette seconde théorie avait été particulièrement développée dans les Etudes sur les Glaciers (1840)457 de Jean Louis Rudolphe Agassiz (1807-1873)458, un des fondateurs de l’ « Hôtel des Neuchâtelois », un abri construit en 1840 sous une table glaciaire de l’Unteraar, dans l’Öberland bernois459. La controverse ne fut finalement tranchée qu’après les expériences physiques menées par le savant écossais James David Forbes (1809-1868).

Professeur de philosophie naturelle à Glasgow, Forbes avait déjà effectué plusieurs voyages dans les Alpes d’intérêt uniquement météorologique et géologique, quand il rencontra Agassiz lors d’une série de conférence donné par ce dernier en Grande-Bretagne en 1840460. Comme le souligne Cunningham461, après une rapide initiation à l’étude des glaciers lors d’un séjour à l’Hôtel des Neuchâtelois, Forbes passa en l’espace d’une année (1841-1842) d’un désintérêt total pour la glaciologie à une approche originale qui fit de lui le plus important glaciologue anglais462. A la suite d’une controverse sur la nature de ce qu’ils appelaient les « ice-structure »463, Forbes et son (très bref) mentor Agassiz cessèrent toute communication dès 1842. Les travaux postérieurs de Forbes accentuèrent l’opposition entre les deux hommes, puisqu’ils permirent une remise en cause radicale de la théorie de la dilatation.

L’influence de Forbes sur l’étude des glaciers fut considérable. Dans la tradition de l’empirisme anglo-saxon, il apporta surtout un changement méthodologique majeur en menant les premières études physiques quantitatives sur le mouvement des glaciers464. Pendant l’été 1842, il effectua une triangulation détaillée de la Mer de glace afin d’en étudier le mouvement et d’en dresser une carte. Il compléta ses observations de terrain par des expérimentations en laboratoire. Dans son ouvrage devenu classique, Travels through the Alps of Savoy (1843)465, Forbes rejetait définitivement la théorie de la dilatation et proposait une nouvelle version de la théorie de la gravité, dans laquelle le mouvement glaciaire était provoqué par l’action conjointe de la gravité et d’une lubrification par l’eau libre à la base du glacier. Il comparait aussi la glace à une substance plastique466, qui s’étendait ou se compressait en fonction du mouvement pour s’adapter à la course du glacier et aux irrégularités de son lit, les crevasses apparaissant quand l’extension était trop importante.

Malgré une santé déclinante, qui l’empêcha de mener de nouvelles expériences, Forbes resta jusqu’à sa mort en 1868 le principal glaciologue anglais, même si son œuvre théorique fut l’objet de critiques continuelles de la part d’Agassiz et de ses disciples. Contrairement à ceux-ci, John Tyndall appuya ses critiques sur le même type d’études physiques quantitatives que Forbes avait utilisées. Son opposition à la théorie du mouvement glaciaire de Forbes reposait sur l’absence dans la glace de force de tension susceptible de s’exercer sur le lit et les flancs du glacier. Elle convainquit l’opinion scientifique jusqu’à ce que les physiciens démontrent dans les années 1880 que la glace avait une force de tension considérable. L’influence de Forbes sur la glaciologie resta cependant prépondérante jusqu’au début du 20e siècle : selon moi, la formalisation de la discipline autour de l’application de la physique et des mathématiques à l’étude du mouvement glaciaire à cette époque était encore un héritage de l’orientation prise par Forbes dès 1842.

Notes
457.

AGASSIZ Jean Louis Rudolphe. Etudes sur les glaciers. Neuchâtel : [chez l’auteur], 1840.

458.

CUNNINGHAM Frank F James David Forbes on the Mer de Glace in 1842 : early quantification in glaciology. In History of Geomorphology, op. cit., p. 111.

459.

LLIBOUTRY Louis. Traité de Glaciologie. T.1. Glace, Neige, Hydrologie Nivale. Paris : Masson & Cie, 1964, p. 7.

460.

Pour une biographie détaillée, voir : ADAMS-REILLY A., GUTHRIE Peter, SHAIRP John Campbell. Life and letters of James David Forbes. Londres : Macmillan, 1873, 578 p. ; CUNNIGHAM Frank F. James David Forbes : Pioneer Scottish Glaciologist. Edimbourg : Scottish Acad. Press, 1990.

461.

CUNNINGHAM Frank F. James David Forbes on the Mer de Glace in 1842. Op. cit., p. 109-111.

462.

Au terme de sa rapide initiation, Forbes publia en 1842 une étude critique des théories glaciaires contemporaines, basée sur l’étude des textes d’Agassiz, Charpentier, Hugi, Necker, Rendu et Venetz : FORBES James David. On Glacier Theory. Edinburgh Review, 1842, 80, p. 49-105.

463.

Des laminations droites, parallèles et verticales, se répétant en bandes alternés de glace bleue et dure et de glace blanche et douce.

464.

Des observations ponctuelles avaient déjà été effectuées, à la faveur de la découverte fortuite d’objets abandonnés par des montagnards, et Hugi avait effectué entre 1827 et 1836 les premières mesures de vitesse annuelle, mais Forbes fut le premier à tirer des conclusions de ses expériences.

465.

FORBES James David. Travels through the Alps of Savoy and other parts of the Pennine chain, with observations on the phenomena of glaciers. Edimbourg : A. and C.Black, 1843, 424 p.

466.

L’hypothèse de la plasticité de la glace avait déjà été avancée, sans être prouvée, par Bordier en 1773, puis par le chanoine Rendu en 1841, avec lequel Forbes entretenait une correspondance.