1.2.2.3. Glaciologie et cartographie, un rapport unilatéral.

Au 18e siècle, les premiers savants qui se consacrèrent à l’étude des glaciers montrèrent rapidement un intérêt pour la représentation cartographique des régions qu’ils parcouraient467. Dès 1744, le récit de voyage de Pierre Martel était accompagné d’un croquis topographique, tout comme l’étude détaillée de Grüner en 1760. Le Voyage de Saussure contenait également une Carte du lac de Genève et des montagnes adjacentes assez générale et une Carte de la partie des Alpes qui avoisine le Mont-Blanc à l’échelle approximative du 1 : 100 000, toutes deux dressées par Jean-Louis Pictet en 1786. Si Martel utilisait une projection horizontale, soulignant le relief par quelques hachures, les autres cartes de « glaciologues » conservaient un mode de représentation traditionnel. Les cartes de Pictet se concentraient ainsi sur la représentation des vallées et des cours d’eau, figurant simplement les montagnes en perspective suggestive, ombrées par un éclairage venant de l’ouest, mais sans véritable différenciation entre les profils.

Les historiens de la cartographie alpine reconnaissent généralement à ces diverses cartes une influence considérable sur la fixation de la toponymie des Alpes du nord468 : elles corrigèrent, complétèrent et précisèrent le corpus de noms utilisés, marquant entre autre l’adoption définitive du toponyme « Mont Blanc » pour désigner le plus haut sommet des glacières de Chamonix. Si leur toponymie plus détaillée soulignait la connaissance topographique accrue de la région, ces cartes m’apparaissent aussi fondamentales dans la mise en place des rapports entre la science et la cartographie. En effet, chacune reflétait précisément dans son dessin même les connaissances et les hypothèses adoptées par son auteur ou commanditaire. La carte de Martel représentait ainsi une « Grande vallée de glace » qui traversait toute la chaîne, expression cartographique de sa théorie de la mer glaciaire unique reliant tous les glaciers d’une région. Alors que Saussure avait déjà rejeté cette hypothèse à l’époque de la publication de ses Voyages, les cartes de Pictet la reprenaient explicitement : sur la plus générale, le Mont Blanc se trouvait au centre d’un unique système glaciaire, alors que sur la plus détaillée, deux ensembles glaciaires différents étaient représentés, l’un centré sur le Mont Blanc, l’autre s’étendant entre Argentière et Trient, formant un immense réservoir alimentant les glaciers secondaires.

Ces cartes étaient uniquement envisagées comme des illustrations des connaissances et des théories topographiques ou glaciaires, dans une conception analogue aux cartes illustrant les récits d’excursion, telle la carte-croquis de la Description des Alpes Pennines et Rhétienne (1781) de Bourrit. Elles n’étaient jamais conçues comme la description détaillée d’une région pouvant servir de support à une étude scientifique : j’interprète d’ailleurs l’utilisation de la perspective cavalière comme le témoignage d’un intérêt limité aux glaciers et à la toponymie, excluant la structure des montagnes elles-mêmes. Il est très révélateur que la seule carte détaillée et à proprement parler topographique de la région du Mont Blanc ait été réalisée par l’ingénieur géographe Raymond – même si ce fut en dehors du cadre officiel469 : la Carte physique et minéralogique du Mont Blanc et des Montagnes et Vallées qui l’avoisinent (1815, 1 : 90 000) utilisait une représentation en projection horizontale et en hachures du relief, sur laquelle s’ajoutaient quelques courbes de niveau et même des cotes d’altitudes.

Les travaux de Forbes confirment mon hypothèse d’un rapport unilatéral entre la science et la cartographie, les savants ne concevant la carte que comme un medium pour communiquer les résultats de leurs recherches. Pour étudier le mouvement de la Mer de glace, Forbes en exécuta une triangulation détaillée au cours de l’été 1842 : à partir d’une base de mille yards mesurée dans la vallée entre les Praz et les Tines, il détermina au théodolite470 un certain nombre de points en utilisant l’altitude du Montenvers comme référence471. En plus de ses études glaciologiques, Forbes utilisa sa triangulation pour dresser une carte de la Mer de glace, d’abord publiée au 1 : 25 000 dans ses Travels through the Alps of Savoy 472, puis séparément dans une deuxième édition au 1 : 50 000, mise à jour par de nouvelles observations effectuées en 1844, 1846 et 1850, sous le titre de Map of the Mer de Glace of Chamouni and the adjoining district (1855)473.

La carte de Forbes marquait certes une rupture avec les précédentes cartes de « glaciologues ». Il s’agissait d’une véritable carte topographique, basée sur des mesures du terrain, qui rompait avec la représentation en perspective cavalière et adoptait un point de vue strictement vertical. Le relief était représenté par des hachures figuratives, avec un soin particulier pour les zones rocheuses ; les accidents glaciaires étaient presque tous figurés par de courtes hachures sur un lavis bleuté. Cette carte donnait ainsi pour la première fois une représentation détaillée d’une zone limitée du massif : adoptée par les premiers ascensionnistes, elle servit de référence aux premières cartes du massif du Mont Blanc destinées aux touristes474. Pour autant, elle ne remettait pas en cause les rapports entre science et cartographie : si Forbes avait utilisé une triangulation pour obtenir des mesures scientifiques du déplacement du glacier, il n’utilisa jamais la carte elle-même comme base de sa réflexion. Au contraire, elle constituait encore une illustration de ses théories – même si elle fut reconnue par d’autres comme une représentation topographique du glacier à part entière. Le traitement de ce qui fut par la suite appelée les « bandes de Forbes » est particulièrement révélateur : dans les zones où s’observaient ces marques sombres, que Forbes appelait « dirt bands » et pour lesquelles il fournit une explication encore reconnue aujourd’hui475, la seule indication du relief était des courbes s’étirant en forme d’ogive qui représentaient les bandes, mettant ainsi en valeur l’une des théories de Forbes.

Ce rapport particulier et unilatéral entre la science et la cartographie, dans lequel la carte ne servait que de support à la communication de théories scientifiques, ne fut pas seulement illustré dans le domaine de l’étude des glaciers. L’affirmation de la géomorphologie à la fin du 19e siècle le généralisa au cœur même du processus cartographique, en faisant de l’interprétation topologique une base de la représentation topographique du terrain.

Notes
467.

Dans les Pyrénées, les minéralogistes dressèrent bien quelques cartes à petite échelle, comme celles de Ramond au 1 : 350 000 ou au 1 : 1 000 000, mais la cartographie de la chaîne resta longtemps la chasse gardée des militaires.

468.

Voir notamment : ALIPRANDI, La Découverte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 43 ; Images de la montagne, Op. cit.

469.

Raymond avait été chargé de dresser une carte de la Savoie à partir des plans parcellaires des communes commencés en 1728, mais, n’ayant pas retrouvé toutes les triangulations effectuées, il n’avait pu fournir qu’une esquisse au 1 : 200 000. Il fut renvoyé du bureau topographique de la Savoie (fondé en 1802) à la suite de démêlés avec le Dépôt de la Guerre, qui l’accusait notamment de retarder les travaux pour éviter une concurrence à sa carte générale des Alpes en cours de gravure à Paris. Images de la montagne. Op. cit., p. 52.

470.

Même s’il s’agissait bien d’un théodolite, Forbes n’employait jamais ce terme pour désigner son instrument qu’il définissait comme un cercle astronomique de Kater à cercles horizontal et vertical, construit spécialement pour lui par Robinson :

« The instrument on which I chiefly depended, as well for the determination of the movement of the glacier as for its triangulation, was a Kater’s astronomical circle, made for me by the late Mr. Robinson. It is of the larger size of such instruments, having both the horizontal and vertical circles of four and a half inches diameter, the former with three microscopes and verniers, the latter with two. »

FORBES James David. Travel through the Alps of Savoy. Op. cit., p. 100

471.

Ibid., p. 99-100.

472.

FORBES James David, JOHNSTON W. et A.K. Map of the Mer de Glace of Chamouni and the adjoining mountains. In FORBES James David, Travel through the Alps of Savoy. Op. cit. 1 feuille. Echelle 1 :25 000. 1 couleur. Dessinée et gravée par W. et A.K. Johnston à partir des levés et des schémas de Forbes. Corpus : feuille id 1953.

473.

FORBES James David. Map of the Mer de Glace of Chamouni and the adjoining district. Edimbourg : A. & C. Black, 1855. 1 feuille. Echelle 1 : 50 000. 2 couleurs (noir et bleu). Corpus : feuille id 1946.

474.

Voir infra, partie 2, chapitre 2.1.1.1.

475.

Selon Forbes, elles indiquaient l’accumulation de débris dans les crevasses sous les bandes.