1.2.3.4. Géomorphologie, topologie et cartographie topographique : généralisation d’un rapport unilatéral.

La géographie vidalienne faisait une place importante à la carte dans ses études structurelles régionales. L’enseignement d’Emmanuel de Martonne à la Sorbonne était d’ailleurs en partie basé sur un corpus de cartes au 1 : 80 000 qu’il avait codifiées avec son disciple et successeur Choley. Pourtant, le développement de la géomorphologie en France ne remit pas en cause les rapports entre science et cartographie. Au contraire, il confirmait l’unilatéralité de ces rapports que j’ai déjà montrée dans le cas de la glaciologie. Comme cette dernière, la géomorphologie s’appuyait essentiellement sur des observations de terrain et n’utilisait pas la carte comme une source documentaire de base, mais seulement comme un support illustratif des conceptions scientifiques.

Pourtant, les acteurs de la cartographie topographique maintenaient une certaine ambiguïté en soutenant le rôle crucial de leurs travaux pour les savants. Cette rhétorique de l’utilité scientifique était déjà présente dans les premiers projets de la carte de France, même si la focalisation des savants sur l’aspect géodésique de ces projets démontrait l’absence d’un véritable intérêt pour la topographie elle-même. L’exemple de la carte du Massif du Mont Blanc (1876, 1 : 40 000) dressée par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc me semble particulièrement révélateur du rôle argumentaire de cette utilité scientifique fictive de la carte. Dans la conception de son auteur, cette carte pouvait servir à l’interprétation géologique : dans un ouvrage réunissant les observations effectuées pour la réalisation de la carte, Viollet-le-Duc reconnaissait que ses « observations […] ne [faisaient], pour la plupart, que confirmer les aperçus derniers des savants sur le mode de soulèvement des montagnes, sur leur forme primitive, sur l’influence des époques glaciaires, et sur la configuration actuelle de ces soulèvements, mais [qu’elles pourraient] peut-être aussi […] en suggérer de nouveaux »492. Cette phrase m’apparaît comme le parfait résumé de l’ambiguïté de son argument : plus ou moins consciemment, Viollet-le-Duc avait intégré dans sa représentation topographique les conceptions contemporaines de l’orographie493, mais il espérait que son œuvre, pourtant purement illustratrice de ces conceptions, permettrait d’en formuler de nouvelles !

A la fin du 19e siècle, l’unilatéralité des rapports entre science et cartographie fut confirmée par le développement des applications de la topologie aux levés topographiques. L’ouvrage classique sur Les Formes du terrain rédigé en 1888 par Emmanuel de Margerie et De La Noë constituait le premier essai de formalisation de l’application de la géomorphologie à la topographie. Il reprenait une idée déjà ancienne, dont j’ai souligné la présence dans certaines instructions pour les levés de la carte de France, selon laquelle la représentation du terrain devait se baser sur son interprétation topographique – c’est-à-dire sur ce qui fut appelé la topologie (science du terrain) par opposition à la topographie (dessin du terrain). En 1909-1910, la publication par le général Berthaut, alors directeur du Service géographique de l’armée494, d’une étude en deux volumes sur la Topologie 495 dans ses applications à la cartographie confirmait définitivement les fondations scientifiques de la représentation topographique, et par là même toute l’ambiguïté d’une cartographie qui se présentait comme un outil pour la science alors même qu’elle se concevait comme une application de celle-ci.

Au début du 20e siècle, en même temps que la géomorphologie s’affirmait comme une discipline scientifique indépendante, la topographie s’inscrivait définitivement dans une dépendance de la science. Sans pour autant affirmer que les cartes topographiques n’eurent jamais aucune utilité scientifique – leur utilisation n’a en fait cessé de se développer –, je soutiens que, contrairement à ce que les acteurs de la cartographie ont plus ou moins explicitement défendu, les cartes ne constituèrent que rarement une source documentaire de base pour la recherche scientifique. Si, comme le rappelait dans les années vingt le service cartographie officiel pour souligner la nécessité de soutenir les travaux de la nouvelle carte de France, certains géologues et géographes effectuaient eux-mêmes des levés du terrain496, il s’agissait surtout de les adapter à des interrogations scientifiques auxquelles une carte topographique, même extrêmement détaillée, ne répondrait pas forcément – en particulier pour la géologie. Il me semble évident que la cartographie bénéficia plus que la science du rapprochement entre ces deux domaines opéré dans la deuxième moitié du 19e siècle497. J’émets d’ailleurs l’hypothèse que ce rapport unilatéral procédait de la nature fondamentalement synthétique de la carte, qui a toujours favorisé la synthèse d’informations externes aux dépens de la production d’informations originales : le principal rôle scientifique des cartes reste d’ailleurs de stimuler l’analyse par le rapprochement d’informations diverses en un seul document.

Ainsi, dès la fin du 19e siècle, l’analyse géomorphologique du terrain, c’est-à-dire la détermination des causes à l’origine de ses formes, précéda et influença systématiquement sa représentation. Si cette tendance fut parfois combattue dans les instructions officielles pour les levés à grande échelle498, elle fut soutenue pour les levés de reconnaissance et, d’une façon plus général, plus ou moins affirmée dans la pratique, en rapport direct avec les connaissances scientifiques des opérateurs. Elle fut aussi explicitement appliquée par les topographes indépendants les plus renommés comme Franz Schrader, les cousins Henri et Joseph Vallot, ou Robert Perret499, qui s’inscrivaient dans la forme particulière que prit le développement de l’alpinisme dans la deuxième moitié du 19e siècle, en rapport direct avec la découverte scientifique de la montagne : l’excursionnisme cultivé.

Notes
492.

VIOLLET-LE-DUC Eugène. Le Massif du Mont Blanc, étude sur sa constitution géodésique et géologique, sur ses transformations et sur l’état ancien et moderne de ses glaciers. Paris : J. Baudry, 1876, 280 p. Cité dans Images de la montagne. Op. cit., p. 53.

493.

Qui plus est, sa carte était essentiellement dérivée d’autres documents cartographiques et reprenait donc la plupart de leurs conceptions topographiques.

494.

Le Service géographique de l’armée remplaça le Dépôt de la guerre en 1887, voir infra, partie 2, chapitre 3.1.

495.

BERTHAUT Général. Topologie, étude du terrain. Paris : Imprimerie du Service géographique de l’armée, 1909-1910, 2 vol.

496.

La Nouvelle carte de France. Paris : Imprimerie du Service géographique de l’armée, 1923, p. 58.

497.

Pour la cartographie indépendante, voir infra, partie 2, chapitre 2, et pour la cartographie officielle, voir infra, partie 2, chapitre 4.3.

498.

Voir infra, partie 2, chapitre 4.3.2.

499.

Voir infra, partie 2, chapitre 2, et partie 3, chapitre 1.