1.3.2.4. L’excursionnisme cultivé et l’alpinisme sportif.

Le développement d’une conception plus sportive et aventurière de l’alpinisme marquait une rupture importante. Jusqu’au milieu du 19e siècle, l’ascensionnisme ne se distinguait pas de la découverte scientifique et littéraire de la montagne. Saussure et Ramond étaient avant tout des savants qui effectuaient des expériences lors de leurs ascensions et dont les performances physiques n’étaient jamais véritablement mises en avant – en partie parce qu’elles étaient souvent limitées, Saussure ayant par exemple été porté jusqu’au sommet du Mont-Blanc sur une sorte de traîneau528. La pratique dominante de l’alpinisme était ainsi centrée sur les aspects culturels de la discipline. Olivier Hoibian la désigne par le terme d’« excursionnisme cultivé », une « définition de “l’alpinisme” […] fondée sur des compétences essentiellement “culturelles” : la connaissance scientifique et dans une moindre mesure, la sensibilité esthétique et le goût littéraire des récits d’ascensions »529.

Cette conception particulière de l’ascensionnisme ne recherchait ni la conquête des plus hauts sommets, ni l’exploit physique, dans une « période où la légitimité de l’exercice physique [était] encore largement soumise à un “utilitarisme hygiéniste” »530. Avec le développement des sports compétitifs venus d’Angleterre, elle commença à être remise en cause par une conception sportive, aventurière et gratuite de l’alpinisme, dont les origines remontaient aux années 1860 au sein de l’Alpine Club, à une époque où la domination de la conception culturelle de l’alpinisme était suffisamment affaiblie en Angleterre pour que Leslie Stephen pût tenir le discours suivant (qui provoqua cependant la démission, entre autre, du glaciologue John Tyndal) :

‘« Et quelles observations avez vous faites ? : me demanda l’un de ces fanatiques qui, par un raisonnement qui m’échappe entièrement, ont associé irrévocablement les voyages dans les Alpes et la science.’ ‘Je répondis que la température était approximativement (je n’avais pas de thermomètre) de 137 degrés centigrades au-dessous de zéro ; quant à l’ozone, si avec ce froid il s’en trouvait encore dans l’atmosphère, alors c’est qu’il était encore plus bête que je ne le croyais. »531

Cette conception sportive et aventurière fut vivement critiquée, mais elle se développa à la fin du 19e siècle, conjointement avec l’apparition de l’alpinisme sans guide. La plupart des quatre mille alpins ayant été vaincus, ses partisans s’attaquèrent à des sommets moins hauts mais plus difficiles, à l’image de la Meije, souvent comparé au Cervin, dont le pic central fut gravi en 1870 par miss Brevoort et Coolidge, et le Grand Pic (3 982 mètres) en 1877 par Boileau de Castelnau et ses guides, Gaspard père et fils, ou encore des aiguilles des Drus (3 755 mètres) à Chamonix, finalement vaincues en 1879 après six ans de tentatives infructueuses par le chirurgien C.T. Dent532. Cette période marqua la définition des deux grandes régions d’alpinisme en France, le massif du Mont Blanc déjà bien connu et le massif des Ecrins – ou plus globalement ce qui fut plus tard appelé l’Oisans.

La conception sportive de l’ascensionnisme s’imposa beaucoup plus rapidement dans les autres pays européens (Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Italie) qu’en France533, où la domination de l’excursionnisme cultivé ne fut pas remise en cause avant le début du 20e siècle, principalement à cause de l’institutionnalisation de l’alpinisme autour du Club alpin français, conçu comme une véritable société savante.

Notes
528.

Sa posture fut rectifiée sur les gravures originales par un souci de dignité lié au code de convenance de l’époque, qui explique aussi que les premiers alpinistes se soient habillés en costume et aient refusé les positions peu droites.

529.

HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit., p. 25.

530.

Ibid., p. 56.

531.

STEPHEN Leslie. Le Terrain de jeu de l’Europe. Paris : Attinger, 1934. Cité par HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit., p. 5.

532.

BONINGTON Chris. Deux siècles d’histoire de l’alpinisme. Op. cit., p. 47-48.

533.

Ce qui explique l’absence presque totale de cordée française dans la course aux premières qui marqua la fin du 19e siècle jusqu’en 1914.