2.1.3.2. Une description scientifique du terrain focalisée sur les glaciers.

Jusqu’à la fin des années 1850, l’illustration des conceptions glaciologiques constituait la principale motivation d’une cartographie indépendante de la haute montagne. Les cartes de Rendu et de Forbes, ainsi que la Map of the glacier systems of Mont Blanc de Johnston – qui s’inspirait fortement de celle de Forbes dans sa facture et son contenu, même si l’échelle et la zone couverte différaient sensiblement –, adoptaient une facture qui se focalisait sur la représentation des glaciers. L’emploi de la polychromie était particulièrement révélateur : sauf dans la carte monochrome de Rendu, la seule couleur en plus du noir était le bleu utilisé uniquement pour les glaciers – et pas pour l’hydrographie. La multiplicité des techniques utilisées pour figurer les glaciers est révélatrice d’une discipline encore en voie de formalisation. Généralement, les zones glaciaires étaient représentées de manière figurative, par de petites hachures appliquées sur une teinte de fond (blanc chez Rendu, bleu chez Forbes et Johnston) afin de rendre leur aspect général. Si la légèreté de l’effet témoigne chez Rendu d’une connaissance limitée du système glaciaire, les détails soulignant la structure des différents glaciers chez Forbes et Johnston montrent les progrès de l’exploration directe du massif. Pourtant, j’estime que peu de cartes indépendantes utilisaient alors une véritable représentation à l’effet, c’est-à-dire figurant la structure des accidents glaciaires en projection horizontale par le dessin de hachures : si son emploi est indubitable sur la carte d’Imfeld, je ne retrouve ses prémisses que dans la carte d’Adams-Reilly, dans laquelle les teintes demeurent cependant le système figuratif principal.

A part sur la carte de Rendu, la représentation du relief lui-même et du rocher en particulier restait relativement détaillée par rapport aux autres productions de l’époque, même si elle était moins mise en avant que celle du glacier : des hachures figuratives suivant les lignes de plus grande pente soulignaient le relief, une bande blanche marquait les crêtes autour duquel une partie du rocher était figuré par un dessin en hachures. Là encore, j’estime que la représentation du rocher ne peut être qualifiée de mise à l’effet que dans cinq cartes parmi les plus tardives : celles de Viollet-le-Duc et d’Adams-Reilly, dans lesquelles le dessin du rocher reste encore très figuratif, inscrit dans une approche globalement picturaliste, et surtout les deux versions de la carte d’Imfeld, parfait exemple du talent des topographes suisses qui formalisèrent dans la deuxième moitié du 19e siècle la technique de la mise à l’effet du rocher, ainsi que la carte d’Henri Duhamel, dans laquelle la figuration du rocher était explicitement conçue sur le modèle suisse. Moins figurative et plus soucieuse de rendre la structure des masses rocheuses, cette méthode ne se généralisa vraiment qu’au début du 20e siècle, dans les cartographies officielle et indépendante, sous l’influence des topographes-alpinistes invoquant le modèle suisse572.

En adoptant une représentation détaillée du terrain en projection horizontale, Forbes avait apporté un changement important dans la cartographie indépendante de la haute montagne. Si elle demeurait une illustration de ses théories glaciologiques, particulièrement visible dans sa représentation en fausses courbes de niveau des bandes de Forbes, sa carte présentait un intérêt topographique qui fut rapidement reconnu par les premiers ascensionnistes et par Forbes lui-même, qui en donna une seconde édition révisée, publiée séparément de la relation de ses voyages scientifiques dans les Alpes. Elle inspira d’ailleurs la première véritable carte d’alpinistes, la Map shewing three routes to the summit of Mont Blanc, dont l’orientation « touristique » se retrouvait dans une représentation beaucoup moins détaillée des glaciers, contrairement au relief qui conservait la même figuration en hachures et bandes blanches pour les crêtes.

Cependant, la carte de Forbes restait une œuvre de savant. Malgré l’intérêt pour les sciences des premiers ascensionnistes, je pense que sa représentation sobre et technique et sa limitation à une partie réduite du massif du Mont Blanc l’empêchèrent de s’imposer comme la carte de référence auprès des alpinistes qui partageaient une approche globale de la montagne basée certes sur la science, mais aussi sur la révélation esthétique des hauteurs. En même temps que se développa l’intérêt plus touristique pour la haute montagne, la « cartographie de savants » déclina au profit d’une représentation plus figurative et artistique des régions alpines, sous l’influence décisive de la carte dressée par le disciple de Forbes : Antony Adams-Reilly.

Notes
572.

Voir infra, partie 3, chapitres 4.2.2 et 4.2.3.