2.1.3.3. Une représentation plus figurative et artistique de la haute montagne.

Si la carte de Forbes fut une œuvre fondatrice qui servit de base aux premières réalisations anglaises des années 1850, l’influence principale des cartographes indépendants de la deuxième moitié du 19e siècle fut certainement l’œuvre d’Adams-Reilly, The Chain of Mont Blanc (1865, 1 : 80 000). Dressée à partir de levés originaux basés sur les travaux de Forbes573, elle utilisait une représentation du relief radicalement différente de la carte de ce dernier : les différents niveaux étaient représentés par des teintes colorées, en vert olive pour les parties basses, en bistre pour les arêtes et les contreforts, avec un rehaut de noir pour les aiguilles, et en bleu pour les glaciers. Certaines parties glaciaires et les zones rocheuses fortement déclives étaient figurées par un dessin détaillé à base de hachures, que j’assimile à une mise à l’effet. Adams-Reilly appliqua également un effet d’estompage venant du coin haut gauche de la feuille, une direction traditionnelle mais qui, compte tenu de l’orientation de la carte, ne simulait pas un éclairage provenant du nord-est, mais de l’est.

Malgré la base géométrique de ses levés et la figuration relativement détaillée des structures glaciaires et rocheuses, Adams-Reilly privilégiait donc une approche figurative. Sa carte était plus conçue comme un tableau du massif que comme un document utilitaire : aucune cote d’altitude n’était indiquée et seuls les itinéraires d’ascension empruntés par Adams-Reilly étaient représentés. Je pense que cette carte, beaucoup plus que celle de Forbes, fixa les normes de la représentation du massif du Mont Blanc jusqu’à la fin du 19e siècle, en affirmant l’orientation encore essentiellement figurative et fixiste de la cartographie alpine indépendante.

Son influence est d’ailleurs manifeste dans les deux autres cartes topographiques du massif du Mont Blanc dressées en dehors des services officiels avant la fin du 19e siècle. Malgré l’ambition de son auteur d’en faire une œuvre d’utilité scientifique – l’habillage contenait plusieurs coupes du terrain –, la carte de Viollet-le-Duc (1876) n’apportait par rapport aux cartes d’Adams-Reilly ou de Mieulet qu’une représentation plus artistique du relief, servie par l’utilisation de huit couleurs différentes, d’une figuration expressive des parties rocheuses, et d’un estompage simulant l’éclairage du soleil à onze heures du matin. Le dessin et les teintes de couleur particulièrement soignés, la grande échelle et l’orientation traditionnelle au nord qui imposaient une surface importante (116 x 192 centimètres), lui donnaient l’aspect d’un véritable tableau. D’orientation touristique et topographique plus marquée, la carte de La Chaîne du Mont Blanc dressée par Imfeld (1896) représentait l’héritage d’un demi-siècle d’exploration du massif. Dans sa première édition de 1896, elle conservait une représentation du relief mêlant des teintes colorées, un estompage et une figuration à l’effet du rocher et de certaines parties des glaciers. La représentation du terrain était très détaillée, parfaite illustration du talent des topographes suisses qui furent érigés en référence par les alpinistes européens. A partir de 1905, les rééditions intégrèrent des courbes de niveau, mais celles-ci n’étaient qu’extrapolées à partir des cotes d’altitudes de la carte et ne remplaçaient pas la représentation du relief par plages colorées, qu’elles complétaient seulement pour permettre une estimation des dénivelés – une réponse aux attentes des alpinistes qui s’intéressaient de plus en plus directement à l’étude des voies d’ascension.

L’emploi d’une figuration du relief à base de teintes se retrouvait aussi dans les cartes du massif des Ecrins. Si les cartes du Club alpin français et d’Henri Duhamel reprenaient les courbes de niveau des minutes du Dépôt de la guerre, la première y ajoutait des plages de vert, de bistre et de bleu pour indiquer les fonds de vallées, les pentes rocheuses et les glaciers, ainsi qu’un estompage donnant un rendu particulièrement doux d’une région pourtant très accidentée. Abstraction faite des courbes, l’effet général se rapprochait des cartes du massif du Mont Blanc. Bien que monochrome, la Carte topographique du Haut-Dauphiné (1890, 1 : 50 000) représentait également le relief par un effet de teintes grisées, probablement obtenu, en raison des procédés d’impression, par de très fines hachures qui ne constituaient cependant pas des hachures suivant les lignes de pente.

Si les quelques exemples d’utilisation de courbes de niveau témoignaient d’une évolution des besoins des alpinistes, les modes de représentation du relief utilisées dans les cartes indépendantes restaient le plus souvent figuratifs. Malgré une apparente proximité, leur forme d’application présentait une subtile variété due à l’interprétation artistique du dessin. L’emploi de couleurs et d’estompage pour marquer les niveaux du terrain et son modelé donnaient une apparence très picturale. Même si elles adoptaient une projection horizontale, les cartes indépendantes ressemblaient à de véritables tableaux de la montagne : cette approche artistique répondait à la dimension esthétique encore largement présente dans la découverte de la haute montagne, que les alpinistes de la fin du 19e siècle qualifiaient d’ailleurs toujours de « révélation ».

Notes
573.

Voir supra, partie 2, chapitre 2.1.1.