2.2.1. De la critique de la carte de France à une cartographie d’ascensionnistes.

2.2.1.1. La déception des premières feuilles de montagne.

Les opérations géodésiques et les levés topographiques de la carte de France ayant été exécutées dans les Pyrénées avant les Alpes, la première feuille de montagne publiée concernait la chaîne pyrénéenne : il s’agissait de la feuille de Luz (1863), qui couvrait notamment les régions accidentées du Vignemal et de Gavarnie. L’intérêt nouveau pour la topographie et la toponymie de la chaîne et l’augmentation des connaissances entraînée par son exploration participèrent à un accueil très mitigé des premières feuilles pyrénéennes. Loin de reconnaître les efforts consentis par les officiers pour trianguler et lever une région d’un intérêt très limité pour les utilisateurs potentiels de la carte à une époque où le développement du tourisme pyrénéen était encore difficilement envisageable, les premiers pyrénéistes critiquèrent la « médiocre représentation des rochers et des glaciers, [la] toponymie incertaine, [les] sentiers peu visibles et surtout, peut-être, [le] vide absolu du versant espagnol, la carte d’état-major s’interdisant de franchir les frontières »576.

Les premières feuilles alpines furent publiées rapidement après la feuille de Luz. En 1863 paraissait la feuille d’Annecy, puis en 1864 des éditions provisoires des feuilles d’Allevard (ancien titre de la feuille de St-Jean-de-Maurienne), de Tignes et de Bonneval, qui attendaient d’être complétées par les levés en cours dans les régions annexées. Pour ne citer que les feuilles couvrant des régions de haute montagne, les publications suivantes furent : Briançon (1866), Tignes (1867), Vallorcine (1867) qui comprenait une partie du massif du Mont Blanc, Aiguilles (1867), puis des éditions complétées des feuilles d’Annecy (1869), Bonneval (1873) et St-Jean-de-Maurienne (1876). Si la publication des minutes du capitaine Mieulet en 1865 fut très appréciée par les alpinistes, ceux-ci critiquèrent de la même façon que les feuilles pyrénéennes les feuilles alpines concernant les régions « touristiques » du massif du Mont Blanc et du Haut-Dauphiné : « échelle trop petite, lecture difficile par suite des hachures trop serrées qui rendent la carte trop “noire”, erreurs d’altitudes, de toponymie, de localisation […], [impuissance] à “rendre” le relief montagnard dans toute sa complexité »577.

Cependant, malgré les nombreuses critiques, le rejet de la carte de France n’était pas total. Elle représentait une source fondamentale d’informations dont pyrénéistes et alpinistes ne pouvaient pas se priver. L’ascensionnisme se pratiquait encore le plus souvent avec un guide qui choisissait parfois seul les itinéraires578, mais l’émergence d’une catégorie d’ascensionnistes « professionnels » qui consacraient l’essentiel de leur temps à la conquête des sommets modifiait cette situation : me début de la course aux premières justifiait non seulement le choix de la destination, mais aussi de la route à suivre puisqu’elle se devait d’être originale. La carte de France devenait donc un outil nécessaire à la planification des ascensions. En 1889, dans son livre sur Les Alpes et les grandes ascensions, Emile Levasseur, membre de l’Institut et du Club alpin français, rappelait que « c’[était] la carte d’état-major à la main que les touristes se [promenaient] et [escaladaient] les sommets »579. Celle-ci complétait les informations fournies par les récits de course et les descriptions géographiques de la région parcourue. Dans les années vingt encore, au sein du Groupe de haute montagne récemment créé en 1919, la préparation des courses sans guide passait par une étude précise de la littérature et de la carte d’état-major580, qui pour certaines régions demeuraient la seule carte officielle disponible.

Notes
576.

BROC Numa. La Montagne, la carte et l’alpinisme. Op. cit., p. 113.

577.

Ibid., p. 115-116.

578.

Voir le passage sur les rapports entre guides et alpinistes dans HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit., p. 165-166.

579.

LEVASSEUR Emile. Les Alpes. Op. cit., p. 62.

580.

HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit., p. 148.