2.2.2.3. Une méthode de levé instrumental simple et rapide.

Si je considère, à la suite des topographes alpinistes eux-mêmes, que Franz Schrader fut le premier d’entre eux, ce n’est ni parce qu’il dressa des cartes des régions qui intéressaient les ascensionnistes – des exemples antérieurs existaient dans les Pyrénées et dans les Alpes –, ni parce qu’il réalisa ce qui peut être tenu pour de véritables levés topographiques – Forbes ou Adams-Reilly s’en étaient également approchés dans le massif du Mont Blanc –, mais parce qu’à la conjonction entre ces deux approches, il mit au point une méthode de levé topographique dont l’objectif était d’être suffisamment rapide, simple et précise, pour être utilisée par des ascensionnistes lors de leurs excursions. En effet, malgré l’orientation scientifique affirmée et la sur-représentation des professions intellectuelles dans le milieu alpiniste en général et au Club alpin français en particulier, très peu d’ascensionnistes disposaient des compétences techniques pour l’exécution de levés topographiques réguliers. Et même alors, peu d’entre eux auraient pu se permettre de transporter dans leurs explorations des massifs montagneux les instruments lourds et volumineux nécessaires, et de prendre le temps de les utiliser en de longues stations sur le terrain.

Schrader fut lui-même confronté à ces problèmes lorsqu’il décida en 1869 de lever une carte du Mont Perdu. Les croquis panoramiques que lui et Lourde-Rocheblave ramenaient de leurs ascensions nécessitaient de fastidieuses opérations de vérification à l’aide de la carte d’état-major pour déterminer la toponymie des sommets représentés, et quand ils décidèrent de préparer ces croquis à l’avance à partir de la carte, les éléments repérés ne concordaient pas toujours avec le terrain. Face aux défauts de la carte de France, Schrader reconnut la nécessité d’exécuter des levés originaux. Toujours sur la base de panoramas effectués depuis divers sommets, il mit au point en 1873 un instrument qui permettait d’exécuter des levés circulaires rapides en transcrivant mécaniquement sur une feuille de papier les lignes du paysage suivies à l’aide d’un viseur : l’orographe.

Dans une note présentant son instrument, publiée en 1885, il le décrivait ainsi :

‘« Une planchette (en bois et carrée d’abord [1873], plus tard en métal et circulaire [1874]) au centre de laquelle s’élève un axe vertical formant pivot ; un viseur (devenu bientôt une lunette) qui peut se diriger vers tout point quelconque de l’horizon, entraînant au-dessous de lui et dans son plan vertical un arc de cercle auquel est reliée tangentiellement une règle mobile qui affleure la planchette. Cette règle, armée à son extrémité d’un crayon, avance ou recule, entraînée par l’arc de cercle, suivant que la visée de l’observateur s’élève ou s’abaisse. L’horizon, ainsi anamorphosé, sera tracé mécaniquement par le crayon sur un disque de papier fixé sur la planchette. L’orientation du plan vertical commun de la lunette, de l’arc de cercle, de la règle et du crayon, donnera la direction du point visé. L’écart du tracé de la visée en dedans ou en dehors d’un cercle d’horizon tracé par le crayon donnera les angles zénithaux, au-dessus et au-dessous de l’horizon. »591

La méthode était simple et rapide : en moins d’une heure, un opérateur pouvait effectuer un panorama complet, puis le compléter en une heure et demi en notant sur celui-ci les toponymes que lui ou son guide connaissait et en achevant les profils à main levé. Les tours d’horizon obtenus avec l’orographe contenaient ainsi suffisamment d’informations pour dresser une carte. Les positions et profils des sommets étaient donnés directement par le dessin. Les angles horizontaux et zénithaux, qui permettaient de déterminer la planimétrie et l’altimétrie, étaient obtenus par des calculs trigonométriques à partir de points et de distances connus. Pour l’altitude, un cercle indiquait l’horizon et une série de cercles concentriques donnait une échelle d’angles zénithaux, déterminée par de simples mesures au rapporteur. Même si des calculs devaient encore être effectués, la méthode de Schrader était essentiellement graphique et permettait une grande rapidité d’exécution sur le terrain, puisque les mesures d’angles étaient effectuées indirectement au bureau.

L’orographe ne résolvait pas pour autant toutes les difficultés d’une véritable topographie de la haute montagne. Les points de départ des calculs devaient toujours être obtenus par des mesures astronomiques et une triangulation, des méthodes inaccessibles à la majorité des ascensionnistes, si bien qu’ils exploitaient généralement quelques données du 1er ordre de la nouvelle description géométrique de la France. Si pour les autres points, la précision obtenue par les mesures graphiques restait inférieure à la mesure directe des géodésiens, elle était suffisante pour les besoins des ascensionnistes. Le commandant du génie Prudent aurait d’ailleurs reconnu aux altitudes déterminées à l’orographe « une exactitude égale à celle des travaux géodésiques de France ou d’Espagne »592. En tout cas, selon ses expérimentations, les résultats du nivellement à l’orographe ou à la règle à éclimètre étaient identiques. La réalisation de la carte elle-même demandait des compétences plus grandes que la simple exécution du tour d’horizon, mais même celui-ci n’était vraiment exploitable que si l’opérateur disposait d’un certain talent de dessinateur : les essais des autres pyrénéistes furent unanimes jugés peu convaincants, voire inutilisables.

Pourtant, c’était bien là que résidait l’originalité du travail de Franz Schrader : contrairement aux premiers cartographes indépendants dans les Alpes, il avait formalisé une méthode susceptible d’être utilisé par les ascensionnistes eux-mêmes. Détaillée dans sa Note sur l’orographe (1885), cette méthode ouvrait une nouvelle période de la découverte de la montagne, dans laquelle les ascensionnistes ambitionnaient de dresser eux-mêmes, sur des bases géométriques, les cartes complétant la carte d’état-major qu’ils jugeaient insuffisante. Mais malgré ce qui pouvait s’apparenter à une mesure instrumentale indirecte du terrain, les cartes dressées à partir de levés à l’orographe conservaient une figuration artistique du terrain, liée à la méthode elle-même et à la conception cartographique de Schrader.

Notes
591.

SCHRADER Franz. Note sur l’orographe et la méthode graphique de levers employée aux Pyrénées. Paris : [sn], 1885.

592.

Cité par MAURY Colonel Léon. L’œuvre scientifique du Club Alpin Français (1874-1922). Paris : Club alpin français, 1936, p. 41.