2.3.3. L’affirmation d’une approche géométrique par des méthodes instrumentales.

2.3.3.1. Une véritable triangulation géodésique.

Au contraire de Franz Schrader qui n’avait jamais envisagé de réaliser des opérations géodésiques, Henri et Joseph Vallot décidèrent rapidement de baser leur carte sur une nouvelle triangulation. Ils expliquaient leur choix par une analyse de la carte de Viollet-le-Duc qui soulignait l’inefficacité de la reprise directe des points géodésiques existants – ce qui ne faisait que répéter les erreurs – et par la position excentrée du massif qui rendait la triangulation des ingénieurs géographes inexploitable :

‘« Si le massif du Mont-Blanc se fût trouvé situé au milieu du réseau trigonométrique de la carte du Dépôt de la guerre, rien n’eût été plus naturel que de baser sur ce réseau les levés de la nouvelle carte. Malheureusement nus sommes dans une région frontière, et le massif proprement dit ne comporte pas un seul point de second ordre. Quant à ceux de troisième ordre, ils sont inutilisables : trop peu nombreux, distribués d’une manière très irrégulière, incertains de position, déterminés par des recoupements insuffisants ou défectueux, ils ne peuvent aucunement former la base d’un travail précis à grande échelle.
Nous avons donc pris le parti d’exécuter une triangulation complète. »613

Commencée en 1892, après un essai dans la vallée de Chamonix en 1891, leur triangulation était pratiquement achevée en 1903. Leur argumentation sur la position excentrée du massif dans le réseau des ingénieurs géographes les empêchait d’en utiliser un côté de second ordre pour se passer d’une base. Ils décidèrent donc de mesurer eux-mêmes, « au ruban d’acier [et] avec des précautions toutes spéciales », une base de mille huit cents mètres « sur l’un des accotements de la route rectiligne des Praz-d’en-Haut aux Tines »614. A partir de celle-ci, un premier réseau de triangles fut déterminé avec des sommets situés entre deux et trois mille mètres : les angles étaient mesurés avec un théodolite de quatorze centimètres de diamètre et répétés dix fois.

Ce premier réseau devait servir à appuyer un réseau supérieur dont les sommets seraient constitués par les cimes des aiguilles et les sommets les plus élevés, entre trois mille et quatre mille huit cents mètres, en effectuant les mesures avec un théodolite plus léger de dix centimètres de diamètre et en ne répétant les angles que cinq fois en raison des difficultés liées à l’environnement. Mais les deux premières années de travail convainquirent Henri que pour les sommets les plus élevés, les visées lointaines effectuées à moyenne altitude donnaient des meilleurs résultats que les opérations en haute altitude, qui furent donc réduites au minimum615. Finalement, un réseau secondaire fut déterminé à l’intérieur de ces réseaux, avec des mesures d’angles effectuées au petit théodolite et répétées cinq fois.

L’ensemble était relié à un nivellement topographique exécuté par visée réciproque et basé sur des repères déterminés par la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée pour le tracé du chemin de fer Cluses-Chamonix : ces repères constituaient les seules données extérieures, non « originales », utilisées par les Vallot. Au total, la triangulation comprenait six cent dix points trigonométriques, dont une grande partie avait été stationnée. Sa réalisation s’inscrivait dans une ambition scientifique, attestée par l’emploi exclusif de l’instrument géodésique par excellence qu’était le théodolite. Henri Vallot s’opposa d’ailleurs toujours à l’idée de baser les levés en haute montagne sur des triangulations graphiques, comme le faisaient les levés de précision dans les Alpes616. En réalisant de véritables opérations géodésiques, les Vallot introduisaient une approche plus géométrique que celle adoptée par Schrader dans les Pyrénées, confirmant leur volonté de voir les topographes-alpinistes concurrencer directement les services officiels dans la cartographie de la haute montagne française.

Cependant, je pense que le discours techniciste des Vallot, insistant sur leur utilisation des « méthodes les plus modernes », doit être déconstruit : par sa densité d’environ deux points par kilomètre carré et par l’emploi du principe de la répétition, leur triangulation se rapprochait plus du travail des ingénieurs géographes que de la nouvelle triangulation de la France, dont les travaux avançaient très lentement à la même époque617. Leur argumentation tenait autant à leur ambition scientifique qu’à leur ambition d’originalité, soulignée par une adaptation très personnelle des méthodes géodésiques aux conditions de travail en haute montagne pour trianguler une région qui n’avait encore jamais été couverte par un réseau trigonométrique uniforme618. Mais cette remise en cause de la « modernité » des méthodes employées n’enlève rien au travail considérable que constituait la triangulation du massif du Mont Blanc par deux particuliers. Celle-ci fut d’ailleurs unanimement reconnue comme l’œuvre capitale des Vallot, au point d’être exploitée dans certaines cartes du service cartographique officiel, qui reconnut la qualité et l’application des mesures dans une zone encore mal couverte par ses propres triangulations619.

Notes
613.

VALLOT Henri, VALLOT Joseph. Note sur la carte… Op. cit., p. 8.

614.

Ibid., p. 9.

615.

VALLOT Henri, VALLOT Joseph. Deuxième note sur la carte… Op. cit., p. 7.

616.

Voir infra, partie 2, chapitre 4.2.

617.

Voir infra, partie 2, chapitre 4.2.2.

618.

Rappelons que la triangulation des ingénieurs géographes dans les régions annexées des Alpes s’était fondée sur plusieurs réseaux de 1er ordre établis sous l’Empire.

619.

Voir infra, partie 3, chapitre 2.3.1.