2.3.3.2. Une méthode originale de levés photographiques.

En envisageant la cartographie d’un massif difficile à parcourir avec la volonté affichée d’en donner une représentation particulièrement détaillée, Henri et Joseph Vallot se posèrent logiquement la question délicate de la méthode à employer pour le levé des zones inaccessibles. Dès leur premier note publiée en 1890, ils confiaient hésiter entre la méthode des perspectives photographiques formalisée récemment par Laussedat et l’emploi plus simple de l’orographe de Schrader, qu’ils rejetèrent finalement en 1892 en raison d’une longueur de visées jugée insuffisante. Après une décennie de pratique, leur troisième note publiée en 1903 faisait part de leur totale satisfaction des levés photographiques, au point qu’ils publièrent en 1907 un manuel sur les Applications de la photographie aux levés topographiques en haute montagne 620 qui décrivait la méthode dite Laussedat-Vallot, dérivée des travaux de Laussedat621.

Pour justifier leur adoption des levés photographiques, Henri et Joseph Vallot présentèrent comme d’habitude des arguments uniquement techniques, dont les principaux étaient la rapidité d’exécution et la précision de cette méthode d’intersection perspective. Pourtant, au moment de la justification de leur choix, ces arguments ne reposaient sur aucun essai concret. Comme nous le verrons plus loin en détail, je pense que d’autres raisons implicites avaient dicté ce choix, parmi lesquelles l’ambition intellectuelle de dresser une carte originale jusque dans les méthodes employées, le désir de participer à l’innovation permanente des techniques, et la possibilité de sous-traiter le travail sur le terrain en limitant l’influence des compétences de l’opérateur sur les résultats622.

Pour toutes ces raisons, les levés photographiques couvrirent une surface plus importante que celle initialement prévue. En effet, les zones accessibles devaient à l’origine être levées soit par intersection, soit à la stadia, à l’aide de l’alidade holométrique du colonel Goulier623 – donc sans filage des courbes sur le terrain, mais avec un « dessin régulier du terrain sur le terrain même ».624 Cependant, les Vallot s’aperçurent rapidement du « parti très avantageux que l’on pourrait retirer de la photographie dans les parties basses et déclives de la région inférieure, à cause de l’économie de temps considérable qu’elle procure, sans rien enlever à la précision » : ils étendirent donc l’utilisation de la photographie à une plus grande partie des régions levées, couvrant finalement trois cent cinquante kilomètres carrés avec trois mille cinq cents clichés au format 13 x 18625. Les levés à la planchette et à la règle à éclimètre ne concernèrent que cent quatre-vingt kilomètres carrés, en partie constitués de compléments pour des zones présentes sur les photographies, mais dans des conditions ne permettant pas la représentation cartographique626.

Au-delà de l’originalité de la méthode, l’emploi de la photographie marquait une approche plus technique de la topographie que l’emploi de l’orographe, motivée par la culture même des Vallot. Tout comme Schrader, ils conçurent un instrument spécialement adapté aux levés photographiques en haute montagne : le phototachéomètre – autre illustration de leur volonté globale d’originalité. Mais même si elle conservait une proportion importante de constructions graphiques pour l’exploitation des photographies, la méthode Laussedat-Vallot reposait sur des principes plus strictement scientifiques d’application des lois de la perspective et donnait moins d’importance à la compétence de l’opérateur – ce qui constituait une des raisons implicites de son développement par Henri Vallot627. Si la différence était moins flagrante que dans les données géodésiques utilisées, la méthode de levé utilisée par les Vallot démontrait également une approche plus géométrique que celle de Schrader.

Notes
620.

VALLOT Henri, VALLOT Joseph. Applications de la photographie aux levés topographiques en haute montagne. Paris : Gauthiers-Villars, 1907, 238 p.

621.

Voir infra, partie 3, chapitre 3.

622.

Voir infra, partie 3, chapitre 3.2.

623.

Sur l’alide holométrique, voir infra, partie 2, chapitre 4.1.2.2.

624.

VALLOT Henri, VALLOT Joseph. Note sur la carte… Op. cit., p. 10.

625.

PELLETIER Monique. Photographie et méthodes de lever du relief. L’exemple des Vallot dans le massif du Mont-Blanc. In Tours et contours de la Terre. Itinéraires d’une femme au cœur de la cartographie. Paris : Presses de l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées, 1999, p. 145.

626.

L’exploitation topographique des clichés photographiques se heurtait souvent à des problèmes d’angles morts ou de mauvaises qualités des épreuves, laissant des blancs sur le plan ainsi dressé qui devaient être complétés par des levés classiques sur le terrain. Voir infra, partie 3, chapitre 3.

627.

Voir infra, partie 3, chapitre 3.2.