Conclusion

Dans la deuxième moitié du 19e siècle, la cartographie indépendante de la haute montagne se développa sous une forme différente de la cartographie des savants du 18e siècle : non plus conçues comme des illustrations d’un texte mais comme des documents à part entière, les cartes présentaient une orientation scientifique ou touristique marquée, en réponse à l’émergence de nouveaux besoins. Préfigurée par la seconde édition de la carte de la Mer de glace de Forbes (1855), cette nouvelle forme de cartographie restait essentiellement figurative : même si certains oeuvres reposaient sur des levés plus ou moins instrumentaux du terrain, elles conservaient une représentation moins géométrique qu’artistique leur donnant un aspect général de tableau qui reflétait la dimension esthétique encore forte de la découverte de la montagne.

Concentrée dans les Alpes sur les deux seuls massifs « touristiques » du Mont Blanc et des Ecrins, la production cartographique indépendante connut un succès qui manifestait une insatisfaction de la part des alpinistes vis-à-vis de la carte de France. Un mouvement de critique systématique et quasi-institutionnalisée avait en effet accompagné les premières publications de feuilles de montagne de la carte d’état-major. Les nombreuses corrections apportées dans la littérature spécialisée, sous la forme d’études détaillées des « erreurs » ou d’esquisses cartographiques, restaient cependant limitées par les compétences topographiques des ascensionnistes, incapables de dresser de véritables cartes topographiques. En développant une méthode de levé instrumental simple et rapide, Franz Schrader ne donnait pas seulement le premier exemple d’une cartographie topographique réalisée par un ascensionniste, il fondait aussi la figure originale de ce qu’Henri Vallot appela plus tard le topographe-alpiniste.

Jusqu’aux années 1890, les travaux des pyrénéistes restèrent les seuls exemples d’une telle activité, les cartes alpines basées sur des levés mêmes simples n’étant jamais l’œuvre d’alpinistes. Si la collaboration originale entre l’ingénieur Imfeld et l’alpiniste Kürz marquait une certaine évolution, elle reposait surtout sur les compétences techniques du premier. Ce ne fut qu’à l’extrême fin du 19e siècle et pendant les trente premières années du 20e siècle que le concept du topographe-alpiniste connut son véritable développement, sous l’influence fondamentale des cousins Henri et Joseph Vallot qui initièrent en 1890 le projet d’une carte entièrement originale du massif du Mont Blanc. Incarnant une tendance plus technique et géométrique, ils introduirent dans la cartographie indépendante les opérations géodésiques et les levés détaillés du terrain par des méthodes topographiques originales, basées sur l’emploi de la photographie. Henri Vallot joua également un rôle crucial dans l’institutionnalisation de l’activité des topographes-alpinistes au sein de la Commission de topographie du Club alpin français, créée en 1903, qui marqua l’apogée de cette pratique dans les trois premières décennies du 20e siècle632.

Deux raisons principales dirigeaient le développement de l’activité cartographique des ascensionnistes : dictée par leur insatisfaction vis-à-vis de la carte de France, celle-ci répondait à l’ambition d’une représentation plus expressive de la montagne, mais aussi à l’émergence de nouveaux besoins touristiques et scientifiques – réels ou fantasmés. Même s’ils restaient marginaux, leur essor dans le dernier quart du 19e siècle coïncida avec la remise en cause de la conception fixiste de la cartographie officielle à la suite de la défaite de 1870. Les changements profonds dans la production du Dépôt de la guerre n’ignorèrent plus les régions alpines et, dans une période d’affirmation d’une conception utilitariste de la cartographie, ce dernier publia des cartes originales concernant les Alpes.

Notes
632.

Voir infra, partie 3, chapitre 1.