3.1. La défaite de 1870 et l’émergence d’une conception utilitariste de la cartographie : un bouleversement conceptuel, institutionnel et technique.

En 1870, la défaite rapide de l’armée française face à l’armée prussienne souligna son manque général de préparation, notamment dans la gestion des besoins cartographiques par le Dépôt de la guerre. Les états-majors n’ayant jamais envisagé sérieusement une invasion de la France, le Dépôt de la guerre s’était seulement préoccupé de leur fournir des cartes d’Allemagne. Dans la pratique, il n’existait d’ailleurs aucun système d’approvisionnement en cartes de guerre633. Après l’invasion, la confusion fut telle que l’armée du Rhin ne disposa de presque aucune carte du territoire français. La guerre de manœuvre menée par l’armée prussienne montrait pourtant la nécessité de disposer d’une carte détaillée et mise à jour du territoire, notamment pour les voies de communication terrestres et fluviales. En septembre 1870, les cuivres et les reproductions des planches-mères de la carte au 1 : 80 000 avaient été envoyés à Brest pour éviter que les Prussiens ne s’en emparent, mais les armées de province n’avaient pas été tenues au courant de cette évacuation. Elles ne purent obtenir que des reproductions photographiques d’épreuves gravées, un procédé employé pour la première fois à grande échelle et qui ne donna des résultats d’une lisibilité satisfaisante qu’après la fin de la guerre634. Seule l’armée de Paris put disposer en nombre suffisant de plans et cartes couvrant la capitale et ses environs. Si les documents conservés au Dépôt de la guerre survécurent finalement à la Commune de Paris, les cuivres de la carte au 1 : 80 000 restèrent toutefois à Brest jusqu’en août, obligeant les travaux de délimitation de la frontière du nord-est prévu par les traités de paix à commencer en juin 1871 sur la base d’une amplification de la carte au 1 : 320 000. La France réussit à négocier la conservation des cuivres et des minutes d’Alsace-Lorraine au Dépôt de la guerre635, mais ce dernier se trouvait dans une désorganisation presque totale.

Jusqu’à l’achèvement de la carte de France au 1 : 80 000, les autorités publiques avaient conservé une conception fixiste de la cartographie comme une représentation figée d’un état du territoire à un moment donné. Alors qu’elles ne percevaient que difficilement l’intérêt pratique de la carte, elles discernaient parfaitement sa dimension politique comme symbole du contrôle du territoire et son impact sur le prestige international de la science française. Cette situation avait défavorisé les volontés d’autonomie du Dépôt de la guerre, mais l’exploitation efficace des cartes par l’armée prussienne avait provoqué l’affirmation dans les sphères décisionnelles françaises d’une conception utilitariste basée sur la problématique de l’actualité de la carte. Ce bouleversement conceptuel s’étendit au statut même du Dépôt de la guerre qui, à la suite des changements opérés dans l’organisation de l’armée française, connut une période de mutation institutionnelle qui aboutit à son remplacement par le Service géographique de l’armée en 1887. L’échec de l’approvisionnement cartographique des armées mit l’accent sur les difficultés de production de la carte d’état-major, entraînant la création d’une nouvelle édition basée sur de nouvelles techniques de reproduction plus souples et plus rapides, dont le développement au Dépôt de la guerre était une conséquence directe de la crise provoquée par la défaite de 1870.

Notes
633.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France.T.1. Op. cit., p. 276.

634.

Le SGA. Op. cit., p. 45.

635.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France.T.1. Op. cit., p. 279.