3.1.1.3. Une nouvelle problématique fondamentale : l’actualité de la carte.

Reconnaître que la carte pouvait servir aux armées en campagne, c’était également reconnaître qu’elle ne s’inscrivait pas uniquement dans un rapport au passé. L’affirmation de l’utilité de la carte avait seulement marqué le passage des applications pratiques envisagées du niveau global au niveau local. Je considère que l’influence majeure de la guerre de 1870 se situait plutôt dans la démonstration de la nécessité d’une carte tenue à jour pour une exploitation efficace. Cette problématique nouvelle de l’actualité de la carte bouleversait la conception de l’activité cartographique en introduisant les questions de révision et de mise à jour du contenu qui n’avaient pratiquement jamais été envisagées tout au long de la réalisation de la carte de France.

J’émets l’hypothèse que, dans une certaine mesure, cette problématique fut mise en avant par le Dépôt de la guerre pour se défendre de la remise en cause globale de la carte d’état-major que demandaient les nombreuses critiques exprimées après la défaite de 1870. Berthaut citait une note publiée dans le Moniteur de l’Armée du 8 juin 1873 qui soutenait la qualité de la carte de France en soulignant l’usage qu’en avaient fait les Allemands, et appuie en cela mon hypothèse :

‘« Les derniers évènements militaires ont appelé, d’une manière spéciale, l’attention du public sur la carte de France de l’Etat-Major. Beaucoup de personnes y ont signalé des omissions ou des erreurs de détail. D’autres ont critiqué l’ensemble même de cette œuvre et se sont plus à la déprécier, oubliant le parti que nos adversaires avaient su en tirer pour la conduite de leurs opérations pendant la dernière campagne. Quoiqu’il en soit de ces reproches, dont la plupart son certainement empreints d’exagération, ce monument remarquable de la science française ne peut conserver toute sa valeur qu’à la condition d’être tenu en état. En d’autres termes, la carte de France, pour répondre aux buts divers et importants en vue desquels elle a été créée, doit être régulièrement révisée et tenue au courant des modifications de toute nature qui se produisent sur le terrain qu’elle représente. »640

L’argumentation en elle-même n’est paradoxale qu’en apparence, tant la réforme de l’armée et le développement scientifique et technique français – entre autres – furent marqués entre 1870 et 1914 par le désir de revanche et l’exemple de la supériorité allemande. Elle montre surtout les défauts, dans le cadre d’une utilisation pratique, d’une carte qui avait été d’abord conçue comme une illustration prestigieuse de la science française, puis finalement réalisée pour répondre aux seuls besoins militaires et administratifs, mais en sous-estimant la durée des travaux et donc la vitesse de vieillissement de son contenu. En particulier, la révolution industrielle avait provoqué des modifications importantes et profondes de la planimétrie (voies de communication, travaux sur les cours d’eau) qu’il était impossible de prévoir au moment de la conception de la carte.

Le changement conceptuel fondamental que constituait la reconnaissance de l’utilité de la carte et de la nécessité de sa mise à jour régulière entraîna logiquement la mise en place difficile d’un programme de révision de la carte d’état-major641, mais il se traduisit aussi dans l’évolution institutionnelle du Dépôt de la guerre.

Notes
640.

Cité dans Ibid., p. 144.

641.

Voir infra, partie, chapitre 3.2.