3.2.2. Inertie et demi-mesures dans une pratique de révision sans conception claire.

3.2.2.1. Une problématique de mise à jour apparue avec la carte de France.

L’entreprise de la carte de France au 1 : 80 000 avait déjà marqué un changement profond dans les méthodes de représentation et les techniques de levés, mais elle constitua aussi le principal objet d’un changement radical de la conception des modifications à apporter à une carte après son achèvement. La carte de Cassini n’avait jamais été révisée de façon régulière, à la fois parce que les partis pris de Cassini la rendaient moins sensible aux variations de détails et à la fois parce que l’usure des cuivres, le manque de moyens et les nouveaux besoins des militaires rendaient toute modification aussi impossible qu’inutile puisqu’elle ne pourrait pas changer les spécifications mêmes de la carte.

Les problèmes de mise à jour soulevés quand la publication de la carte d’état-major fut relativement avancée étaient donc entièrement nouveaux. Ils se posèrent d’autant plus tôt que la France connut entre 1830 et 1870 un bouleversement majeur de ses infrastructures de communication provoqué par une série de lois qui aboutirent à une fixation des chemins vicinaux667, et par le développement rapide du chemin de fer, dont le réseau était à peu près fixé dès 1870 avec seize mille neuf cents kilomètres de lignes. De plus, l’hétérogénéité des minutes de levé, selon les échelles et les méthodes (plus ou moins bien) appliquées, ne faisait qu’accentuer ce besoin de mise à jour par la nécessité d’harmoniser le contenu de la carte.

La question de la mise à jour de la carte ne fut envisagée pour la première fois qu’en 1841, sur un ordre exprès du général Pellet. La Commission des travaux graphiques se prononça pour une mise à jour indirecte à partir de documents fournis par les administrations. A mes yeux, cette décision montrait bien l’état d’esprit des instances dirigeantes de la carte de France : non seulement elle confirmait l’orientation purement militaire et administrative de la carte qui ne nécessitait a priori que la mise à jour des données toponymiques et planimétriques, mais elle reniait aussi les difficultés pratiques rencontrées par les levés en supposant que la topographie, qui n’était pas soumise à des variations rapides, n’avait pas besoin d’être révisée puisqu’elle était supposée avoir été levée correctement. J’interprète cette affirmation du caractère définitif des travaux sur le terrain comme une expression directe de la conception fixiste dominante au sein de la Commission.

A la suite de cette décision, les premières corrections tirées de sources indirectes furent apportées à la gravure en 1845, puis le principe fut peu à peu généralisé jusqu’à son application méthodique à partir de 1860. En raison de leur publication tardive, la plupart des feuilles concernant les Alpes ne fut pas concernée par des corrections indirectes avant 1875, à l’exception des feuilles couvrant les régions moins montagneuses, publiées plus tôt.

La méthode donna des résultats jugés unanimement médiocres. Dès 1866, des rapports soulignaient que l’incompétence et le manque de temps des administrations rendaient souvent les corrections plus désastreuses que l’absence de mise à jour. Ils se prononçaient tous pour la mise en place d’une vérification sur le terrain des corrections apportées. Le Dépôt de la guerre reconnaissait lui-même une accumulation d’erreurs dangereuses au plan militaire, mais le projet de révision directe, exécutée sur le terrain par des officiers d’état-major, proposé en 1867 par certains officiers spécialisés dans les levés topographiques comme le lieutenant-colonel Borson, fut rejeté pour raisons budgétaires. Seules les frontières du nord-est bénéficièrent de quelques travaux limités de révision directe, mais les résultats furent décevants. Suprême insulte, les officiers allemands qui révisèrent les feuilles d’Alsace-Lorraine jugèrent que la carte française, pourtant mise à jour dans cette région, avait cinquante ans de retard et fourmillait d’erreurs668.

Notes
667.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 128-129.

668.

Cité dans : Ibid., p. 140-141.