3.3.2.2. Une réponse partielle aux nouveaux besoins.

Il est très révélateur de l’impact fondamental de la guerre de 1870 sur la conception que les autorités se faisaient de la cartographie, que la seule carte dérivée publiée avant 1870 soit la carte du massif du Mont Blanc dressée d’après les minutes du capitaine Mieulet. Publiée en 1865, elle donnait une représentation en courbes de niveau de la morphologie du glacier qui fut jugée très satisfaisante par les alpinistes. Mais bien qu’elle ait connu un certain succès grâce à ses qualités de détails et de lisibilité, elle répondait moins aux besoins pratiques des alpinistes qu’à une ambition de prestige scientifique et politique. Elle n’était d’ailleurs pas présentée comme une carte touristique ou scientifique. Je considère que ses objectifs principaux étaient d’illustrer le talent des officiers de la carte de France et d’imposer la domination territoriale française en donnant une représentation cartographique détaillée de ce massif récemment annexé qui comprenait le sommet le plus haut et le plus célèbre d’Europe697. Carte de prestige exceptionnelle et originale, sa publication ne s’inscrivait pas dans les mêmes orientations que celles des séries de cartes dérivées du 1 : 80 000 qui tentèrent, après 1870, de répondre à de nouveaux besoins698.

En effet, je pense que les discours officiels très optimistes sur l’utilisation des nouvelles cartes doivent être relativisés. Par exemple, Berthaut affirmait que la carte de la frontière des Alpes au 1 : 80 000 avait été publiée pour « donner une certaine satisfaction à l’opinion publique, favorable aux cartes en couleur, et aussi pour tenir compte des critiques adressées à certaines feuilles de la carte de France, surtout à celles de haute montagne, dont les reports [étaient] souvent peu lisibles »699. Je considère au contraire que son entreprise en 1872 répondait plus sûrement à la nécessité de disposer d’une carte plus lisible de la frontière alpine modifiée par les annexions de 1859. Son utilisation ne pouvait être que militaire : l’intérêt de l’« opinion publique » pour la cartographie de haute montagne se limitait encore – et pour une partie des élites seulement – aux massifs du Mont Blanc et des Ecrins. En particulier, la couverture détaillée du versant italien répondait à des besoins militaires. Si la première livraison de la carte conservait encore une dimension de prestige, il m’apparaît évident que son édition révisée dans les années 1880 s’inscrivait dans une nécessité militaire aiguisée par les tensions politiques nouvelles avec l’Italie, accentuées par les accords signés le 20 mai 1882 instaurant la triple alliance entre l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, renouvelée en 1887700.

Les amplifications au 1 : 50 000, en noir ou en couleur, de la carte d’état-major répondaient également aux critiques sur la lisibilité de la carte au 1 : 80 000, mais tout comme la carte de la frontière des Alpes, elles n’étaient véritablement conçues que pour une partie des nouveaux utilisateurs. En particulier, l’amplification en noir était destinée avant tout aux administrations locales qui s’étaient régulièrement plaintes du manque de clarté, de l’échelle insuffisante et du prix excessif du 1 : 80 000. Quant à l’amplification en couleur, elle s’inscrivait dans une logique de transition : elle n’avait été acceptée qu’à titre provisoire, en attendant la décision du parlement sur la réalisation d’une nouvelle carte de France à partir des levés de précision. Elle fut surtout défendue pour sa rapidité de mise à jour701, mais la problématique du prestige international joua également un rôle : à l’image du projet abandonné de carte de France au 1 : 50 000 en couleur et en courbes dressée à partir des minutes d’état-major702, imposé en 1880 par le ministre de la Guerre pour doter la France d’une carte analogue « avec ce qui se faisait dans les autres établissements cartographiques de l’Europe »703 selon Berthaut, l’amplification en couleur visait à assurer le prestige du Service géographique de l’armée en incluant dans sa production une carte à grande échelle et en couleur du territoire.

Notes
697.

Sur la carte de Mieulet, le graveur avait porté la cote de 4 810 mètres pour le Mont Blanc. Il s’agissait en fait de la valeur déterminée sur le terrain, c’est-à-dire l’altitude de la mire visée et non du sommet. La mire mesurant 3 mètres, la cote corrigée du sommet était de 4 807 mètres.

698.

Même si des projets avaient été envisagés auparavant, aucun n’avait connu un début de réalisation avant les années 1870.

699.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 216.

700.

BERSTEIN Serge, MILZA Pierre. Nationalismes et concert européen. Op. cit., p. 153-155.

701.

Voir infra, partie 2, chapitre 3.3.3.1.

702.

Entre 1880 et 1884, soixante-quinze feuilles de cette carte de France au 1 : 50 000 furent dressées et publiées, concernant seulement – encore une fois – les frontières du nord-est. Le relief était représenté par les courbes de niveau extrapolées équidistantes de dix mètres présentes sur les minutes. Elles étaient rehaussées par un estompage, basé sur un diapason mélangeant les éclairages zénithal et oblique. La carte employait cinq couleurs : noir pour la toponymie, les chemins peu viables, les limites administratives et les divisions de culture ; rouge pour les habitations et les voies de communication régulières ; bleu pour les eaux ; vert pour les bois ; bistre pour les courbes de niveau du terrain. La carte fut finalement abandonnée à cause du supplément de travail et de finances qu’elle nécessitait, pour des résultats qui avaient reçu un accueil décevant.

703.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 222.