Conclusion

La défaite française de 1870 constitua un bouleversement profond qui entraîna la remise en cause de la conception fixiste de la cartographie. Non seulement l’utilisation que les armées prussiennes avaient faite des documents cartographiques démontrait qu’ils pouvaient avoir un intérêt utilitaire considérable, mais l’obsolescence des renseignements fournis par les rares cartes dont disposaient les armées françaises soulevait la question fondamentale de l’actualité d’une carte. Cette prise de conscience de la dimension utilitaire de la carte constituait une mutation conceptuelle considérable, qui marquait l’évolution fondamentale vers une conception de la cartographie que j’ai qualifiée d’utilitariste. D’un point de vue institutionnel, cette mutation favorisa la reconnaissance de la spécificité du travail cartographique qui permit la réalisation du projet ancien d’un service militaire uniquement cartographique : la création du Service géographique de l’armée (SGA) en 1887 marquait l’exclusion de toutes les activités non cartographiques de l’ancien Dépôt de la guerre, considérées comme indissociables dans la tradition fixiste. D’un point de vue technique, elle entraîna un important effort de recherche sur les nouvelles techniques de reproduction plus souple et rapide que permettait la photographie, aboutissant à la mise en place d’une nouvelle édition de la carte de France au 1 : 80 000, dite « type 1889 ».

L’accent mis sur la problématique de l’actualité de la carte fut à l’origine des premières révisions régulières de la carte de France. La formalisation des méthodes de révision fut cependant retardée pendant plus d’une décennie par l’inertie des changements conceptuels, qui se traduisit notamment par des limites budgétaires constantes imposés par les autorités publiques encore peu sensibles aux nouvelles problématiques de la cartographie. Parallèlement, la conjonction des nouveaux procédés de reproduction et d’une relative autonomie du SGA, passé d’une instrumentation totale (produire des cartes pour les militaires) à une certaine indépendance (produire des cartes pouvant servir aux militaires), provoqua une diversification de sa production. Avec différentes cartes dérivées du 1 : 80 000, le service affirmait vouloir répondre à tous les besoins, mais se concentrait encore essentiellement sur les utilisations militaires, particulièrement dans les Alpes où les années 1880 furent marquées par des tensions entre la France et l’Italie. Amalgame entre les besoins pratiques et les ambitions de prestige scientifique et politique, la plupart de ces cartes n’eurent qu’un succès très limité, mais elles permirent d’expérimenter l’utilisation des couleurs et des courbes de niveau, prémisses à leur adoption pour une nouvelle carte de France.

En effet, après plusieurs projets abandonnées, l’idée d’une nouvelle carte au 1 : 50 000, en couleurs et en courbes de niveau, fut finalement acceptée en 1897, dans un contexte très classique de réfection du cadastre et de réalisation d’une nouvelle triangulation, malgré l’exploitation originale des levés de précision. Sur le plan institutionnel, les difficultés budgétaires qui marquèrent le début de l’entreprise permirent au SGA d’imposer de façon opportuniste une autonomie plus grande, puisqu’il exécutait seul et sur ses propres crédits de fonctionnement tous les travaux de la nouvelle carte depuis 1902 et de la nouvelle triangulation depuis 1907. Les révisions de la carte d’état-major et les nouveaux travaux posèrent de façon plus aiguë le problème récurrent du recrutement d’un personnel compétent – premier fil directeur de l’évolution institutionnelle du service cartographique depuis la suppression du corps des ingénieurs géographes –, qui ne fut que très partiellement réglé avant la guerre par l’extension du personnel militaire permanent du SGA. Malgré tout, le service réussit à s’adapter au rôle central et aux nouvelles utilisations de la cartographie pendant la première guerre mondiale : sa direction technique efficace permit la reconnaissance définitive de son expertise, qui se traduisit par une diversification de ses activités dans laquelle la cartographie restait dominante, contrairement à la situation connue au 19e siècle. La réorganisation de l’après-guerre permit d’achever la concentration des organismes topographiques – deuxième fil conducteur de l’évolution du service cartographique –, faisant du SGA l’unique producteur officiel de l’information topographique.

Entre 1870 et 1914, l’affirmation de la conception utilitariste fut dominée par une approche plurielle de la dimension utilitaire de la cartographie. Elle donna un aspect original à la mutation de la topographie qui marqua l’adoption d’une représentation entièrement géométrique du relief à la fin du 19e siècle, incarné dans l’entreprise de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000. Contrairement à la géométrisation partielle qui avait provoqué au début du siècle l’abandon définitif de la carte de Cassini au profit de la carte d’état-major, cette nouvelle mutation n’entraîna pas le rejet de l’ancienne carte, mais la mise en place jusqu’aux années vingt ou trente d’une publication parallèle et complémentaire des deux cartes. Cette complémentarité ne constituait pas une mesure fonctionnelle négative, comme les feuilles de la carte de Cassini encore utilisées en attendant la publication de celles de la carte d’état-major, mais au contraire une réponse positive à la multiplicité des besoins : la carte d’état-major servaient pour certaines utilisations et la nouvelle carte au 1 : 50 000 pour d’autres.