4.1.3.2. L’intégration institutionnelle de l’innovation technologique.

Dans une perspective plus large, la particularité de l’innovation technique dans les levés de précision ne tient pas au « génie technique » du colonel Goulier si souvent souligné par les historiens traditionnels. L’implication des officiers dans le développement d’instruments topographiques n’était pas nouvelle. Depuis longtemps déjà, les fabricants d’instrument n’étaient plus les seuls à leur apporter des perfectionnements. En 1822 par exemple, le capitaine d’état-major de Lostende avait élaboré une boussole à éclimètre employée avec une stadia760. Les archives du génie débordent d’ailleurs de projets et de descriptions de nouveaux instruments de mesure ou d’observation.

A mes yeux, le véritable changement consistait dans l’intégration institutionnelle de l’innovation technologique, marquée par la création en 1878 d’un Dépôt d’instruments de précision au sein du Dépôt des fortifications. L’histoire officielle la rattache encore à une question de personne, puisque ce Dépôt aurait été créé « pour y retenir le colonel Goulier atteint par l’âge de la retraire, [… qui] le [dirigea] jusqu’en 1891 »761. J’estime pourtant qu’elle témoigne d’une évolution structurelle qui dépasse largement un seul individu. Dans son objet et son fonctionnement même, le Dépôt d’instruments de précision constituait un véritable laboratoire de recherche et de fabrication. Son intégration à la structure même du service cartographique montrait l’importance nouvelle donnée non seulement à la mise au point des instruments, mais aussi à leur diffusion et à leur entretien, c’est-à-dire à la place de la mesure instrumentale dans la méthode des levés topographiques. L’innovation et le perfectionnement techniques menés au sein de ce laboratoire joua d’ailleurs un rôle crucial dans la précision et l’amélioration de l’efficacité de cette méthode.

A l’image du développement à peu près contemporain des laboratoires de recherche et développement dans l’industrie chimique ou électrique, l’intégration de la recherche technologique au service cartographique montrait le refus de tout déterminisme technique. La conception des instruments devait pouvoir être programmée en réponse à des besoins pratiques précis. J’ai déjà montré que l’innovation technologique fonctionnait ainsi dans le domaine de la topographie, avec une primauté systématique des méthodes sur les techniques nécessaires à l’application de ces méthodes. La création du Dépôt d’instruments de précision systématisait et institutionnalisait ce fonctionnement, dans une volonté nouvelle de privilégier l’aspect utilitaire de la cartographie en se donnant les moyens de développer les techniques nécessaires pour répondre aux besoins pratiques.

Il m’apparaît évident que la personnalité du colonel Goulier n’avait donc qu’une influence mineure dans la création du Dépôt. Celle-ci s’inscrivait en fait beaucoup plus dans la remise en cause générale de la conception fixiste de la cartographie, mais aussi dans la prise de conscience par les autorités de la spécificité du travail cartographique et de l’expertise technique que cette spécificité sous-entendait762. Sous des formes et des appellations différentes, le Dépôt d’instruments de précision fut maintenu au Service géographique de l’armée, puis à l’Institut géographique national. Ainsi, le Service des fabrications d’optique et de topographie, qui assura la fabrication et la diffusion d’instruments pour toutes les armes pendant la première guerre mondiale763, joua un rôle essentiel dans l’affirmation des compétences de direction technique du SGA. L’arrêté du 20 septembre 1918 le transformait d’ailleurs en « un Laboratoire central d’études et de recherches, théoriques et pratiques, d’optique et d’instruments d’optique »764. La persistance même de ce service consacré aux instruments démontre l’importance du changement que sa création marquait, bien au-delà d’une simple histoire de personne.

Notes
760.

Voir supra, partie 1, chapitre 3.2.1.3.

761.

Le SGA. Op. cit., p. 54-55.

762.

Voir supra, partie 2, chapitre 3.4.

763.

Il fabriqua notamment 35 alidades holométriques, 9 250 alidades nivelatrices, ou encore environ 337 500 boussoles diverses. Pour un historique plus détaillé, voir Rapp. SGA 1914-19, p. 192-200.

764.

Cité dans Ibid., p. 197.