4.2.1.1. Les nivellements de précision : une réponse au nombre insuffisant de cotes géodésiques.

D’un point de vue topographique, l’industrialisation avait généré des besoins très différents de ceux qui avaient été pris en compte pour la définition des spécifications de la triangulation et de la carte de France au début du 19e siècle. La précision du nivellement était particulièrement problématique pour les grands travaux d’infrastructure comme les chemins de fer ou les modifications de cours d’eau. Le conducteur des Ponts et Chaussées Paul Adrien Bourdalouë (1798-1868) avait montré la supériorité d’un nivellement du terrain effectué uniquement par des visées très courtes et répétées d’une centaine de mètres. Il avait ainsi « fondé » le nivellement moderne en formalisant la méthode d’observation par portées égales, consacrée par les opérations menées au canal de Suez. En France, elle fut appliquée pour la réalisation du premier nivellement général afin d’appuyer l’essor des travaux publics lié à l’extension des voies navigables et au développement des chemins de fer. Exécuté entre 1857 et 1864 sous la direction de Bourdalouë, dont le nom fut d’ailleurs utilisé pour désigner le réseau ainsi déterminé, ce premier nivellement était formé de trente-huit polygones et long de quinze mille kilomètres768.

La réalisation rapide de ce nivellement montrait non seulement l’insuffisance critique de la triangulation des ingénieurs géographes pour les travaux à grande échelle dans un contexte technique radicalement différent de celui du début du 19e siècle, mais aussi l’importance nouvelle prise par la détermination instrumentale de l’altitude. La même problématique dominait les opérations de levés de précision du Dépôt des fortifications : le réseau Bourdalouë fut donc naturellement utilisé comme base altimétrique pour ces levés, de préférence aux données trigonométriques de la nouvelle description géométrique de la France.

Le rôle fondamental des cotes d’altitude dans les grands travaux d’infrastructure favorisa une révision et une extension très précoce du nivellement Bourdalouë. Dès 1878, le ministre des Travaux publics créait une Commission centrale du nivellement dont la vocation était d’étudier l’exécution d’un nouveau réseau pour vérifier et compléter celui existant. Bien que fonctionnant depuis 1884 au ministère des Travaux publics, le Service du nivellement général de la France ne fut officiellement instauré qu’en 1891. Sa direction fut assurée depuis sa création officieuse jusqu’en 1928 par l’ingénieur en chef des mines Charles Lallemand. Le réseau de 1er ordre fut ainsi réalisé en neuf campagnes, entre 1884 et 1892. Il comprenait trente-deux polygones et plus de onze mille sept cent kilomètres de cheminements. Le niveau zéro du nouveau réseau, dit « zéro normal », fut déterminé par des observations marégraphiques à Marseille entre 1885 et 1897 : il correspondait à la cote 0,329 mètre de l’échelle du fort Saint-Jean, soit soixante et onze millimètres au-dessous du « zéro Bourdalouë » qui avait été fixé par une décision ministérielle de 1860 à la cote 0,40 de la même échelle769. Les nivellements du 2e au 3e ordre furent exécutés entre 1891 et 1922, donnant un réseau d’environ soixante-treize mille repères770, généralement répartis le long des cours d’eau et des voies de communication.

L’existence de ces nivellements, totalement indépendants des triangulations générales, permettait d’appuyer les levés topographiques sur d’autres cotes d’altitudes que celles déterminées par les opérations géodésiques. En acceptant le projet de nouvelle carte de France en 1897, la Commission centrale des travaux géographiques avait ainsi clairement spécifié que « le figuré du relief [serait] exprimé à l’aide de courbes de niveau équidistantes, s’appuyant sur les repères du nivellement général de la France en cours d’exécution »771. Dans la pratique, les repères du nouveau nivellement ne furent utilisés qu’à partir de 1906 : les nouveaux levés de précision se basaient sur ces repères au fur et à mesure de leur détermination, puis les anciens levés furent peu à peu ramenés au nouveau nivellement. – c’est-à-dire que les données altimétriques étaient modifiées a posteriori à partir de la comparaison des données de la géodésie et du nivellement.

Notes
768.

MONGOE Henri. Le système d’altitude IGN 1969. Bulletin d’information de l’Institut Géographique National, 1980, 41, p. 10.

769.

Ibid..

770.

La Nouvelle carte de France. Op. cit., p. 82.

771.

Cité dans Rapp. SGA 1901, p. 10.