Dans la carte de France au 1 : 80 000, les points géodésiques structuraient fortement les levés topographiques, en particulier au niveau de l’altimétrie où ils constituaient pratiquement les seuls points dont l’altitude avait été déterminée par des méthodes instrumentales. Dans une certaine mesure, je considère que les levés topographes constituaient une sorte d’habillage du réseau trigonométrique – ce que Picard appelait « remplir les triangles » – dans lequel la mesure instrumentale, et donc la représentation géométrique, intervenait en définitive très peu. Même si la réalisation des 2e et 3e ordre de la triangulation des ingénieurs géographes, qui n’intéressait pas les savants, démontrait une certaine instrumentalisation de la géodésie au profit de la topographie807, les levés restaient totalement dépendants des opérations géodésiques.
Au contraire, les levés de précision se concevaient dans une relative indépendance de la triangulation, qui se manifestait dans le développement des triangulations complémentaires et surtout la réalisation systématique d’un canevas général précédant les levés proprement dits. Ainsi, les plans directeurs levés avant le début des travaux de la nouvelle triangulation en 1898 représentaient une surface équivalente à un douzième du territoire français808 en se basant sur une triangulation des ingénieurs géographes notoirement inadaptée aux levés à grande échelle. La méthode des levés de précision avait donc évolué pour tenir compte de cette inadaptation. Le canevas général dont la détermination précédait les levés topographiques n’était pas seulement un complément du réseau trigonométrique : il incorporait les corrections des irrégularités locales de la triangulation, définies notamment par l’étude de Louis Puissant, et de nouvelles cotes d’altitude déterminées par le nivellement Bourdalouë. Non seulement les levés topographiques n’étaient plus un simple « remplissage » des triangles déterminés par les opérations géodésiques, mais ils apparaissaient aussi comme une opération indépendante de la géodésie, dans le sens où une appréciation pouvait être portée sur la valeur des données géodésiques, et entraînait des modifications significatives. Selon moi, ce changement marquait le début d’une évolution fondamentale des levés topographiques qui se détachaient ainsi de leur base strictement géodésique.
J’estime que la meilleure preuve de cette séparation entre les opérations géodésiques et topographiques reste l’exploitation de différentes triangulation pour les levés de précision destinés à la nouvelle carte de France après 1897. Elle fut d’ailleurs particulièrement développée dans les Alpes, où le réseau des ingénieurs géographes avait une précision et une densité très insuffisantes pour les levés à grande échelle. Dans certains cantons, les officiers topographes utilisèrent « les abondantes triangulations cadastrales », opérations récentes « rattachées à des sommets de la triangulation de la carte de l’Etat-Major »809. Ils employèrent également avec profit les triangulations exécutés par les topographes-alpinistes les plus compétents, essentiellement celle que Paul Helbronner était en train d’exécuter sur toute la chaîne des Alpes françaises, et dans une moindre mesure celle qu’Henri et Joseph Vallot avaient réalisée pour leur carte du massif du Mont Blanc, parce que très peu de levés concernèrent le massif du Mont Blanc avant la fin des années trente.
L’exploitation de données géodésiques externes au SGA pour les levés topographiques témoignait de la place moins importante occupée par les opérations géodésiques dans le projet et le processus de réalisation de la nouvelle carte de France. Contrairement à celles de la carte d’état-major, les feuilles de la carte de France au 1 : 50 000 furent souvent levées et dressées sans l’appui de la nouvelle triangulation ou à partir de résultats provisoires. Dans les Alpes, ce ne fut qu’à partir de 1909-1910 que les premiers résultats de la nouvelle triangulation, dans la région de Grenoble et le massif de l’Oisans, permirent peu à peu au canevas de détail des levés de ces zones de s’appuyer sur des opérations géodésiques spécialement exécutées pour la nouvelle carte de France. Mais dans de nombreuses régions, des triangulations complémentaires importantes étaient toujours effectuées avec des calculs provisoires, comme par exemple dans l’Oisans en 1910 et le Taillefer en 1911.
Comme pour le nivellement Lallemand qui fut intégré aux anciens levés de précision après 1906, les levés déjà exécutés de la nouvelle carte de France furent ramenés à la nouvelle triangulation quand les opérations et calculs concernant les régions qu’ils couvraient étaient achevés. Ainsi, pour les régions levées avant d’avoir été atteintes par la réfection du réseau géodésique, un système de transformation entre les bases géodésiques anciennes utilisées lors des levés sur le terrain et les nouvelles bases déterminées par les opérations géodésiques, fut mis au point en 1922 : « des formules théoriques, complétées par des comparaisons empiriques locales, [permettait] de transformer les coordonnées des points de l’ancien réseau pour les ramener au nouveau, en tenant compte de la différence des éléments de départ et des ellipsoïdes. »810 Puis quand les opérations primordiales furent achevées, les données définitives servirent à reprendre les calculs des triangulations de détail plus anciennes dont les résultats étaient provisoires, comme celles de l’Oisans et du Pelvoux811.
Les opérations géodésiques et topographiques étaient ainsi de plus en plus souvent exécutées non seulement en parallèle, mais surtout en différé, dans le sens inverse du processus cartographique « classique ». Selon moi, cette nouvelle organisation confirmait la plus grande indépendance des levés topographiques vis-à-vis de la triangulation. A l’image de ce qui fut effectuée pour la nouvelle triangulation dans les Alpes, celle-ci devenait un simple système de référence qui pouvait parfaitement être intégrée a posteriori, en ramenant les données trigonométriques utilisées pour les levés au nouveau réseau. Cette nouvelle indépendance des levés topographiques était possible, d’abord parce que le canevas de détail pouvait être déterminé en n’utilisant que les données géodésiques de 1er ordre, grâce à la généralisation des triangulations complémentaires, ensuite parce que l’essentiel des mesures instrumentales nécessaires à une représentation entièrement géométrique du relief était effectuée par des méthodes topographiques.
Voir supra, partie 1, chapitre 3.1.2.
BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 294-295.
Rapp. SGA 1906, p. 21.
ALINHAC Georges. Cartographie ancienne et moderne. T.2. Op. cit., p. 54.
Rapp. SGA 1934-35, p. 72-73.