A propos de l’évolution de la cartographie depuis la fin du 17e siècle, John Brian Harley parlait d’un paradigme de développement scientifique, basé sur l’idée que la mesure et la normalisation permettrait une représentation toujours plus précise et objective de la surface terrestre818. J’ai montré que la triangulation avait constitué la base méthodologique de cette cartographie scientifique819, mais aussi comment la géodésie avait perdu son importance au profit de la topographie à la fin du 19e siècle – sans pour autant que soit remise en cause la fonction de la triangulation, intégrée aux levés topographiques dans l’étape de préparation. L’adoption de la méthode des levés de précision pour la nouvelle carte de France généralisa la mesure instrumentale systématique du terrain, pratique qu’avait accentuée l’intégration institutionnelle de la recherche technique820. Cette généralisation d’une approche scientifique de la cartographie, c’est-à-dire basée sur des mesures instrumentales et sur une représentation géométrique, ne peut pas s’expliquer par la seule apparition de nouvelles techniques – dont j’ai montré le développement systématiquement postérieur et conséquent à une volonté de développement méthodologique –, ni par le seul essor de nouveaux besoins en partie liés à l’industrialisation – dont j’ai déjà souligné les limites, en particulier dans les Alpes. D’autres éléments témoignent des racines plus profondes de cette évolution scientifique, ce que John Harley désigne fort justement par le terme de paradigme emprunté à Thomas Kuhn, notion d’attachement irrationnel à un corpus de connaissances, ou dans le cadre de la cartographie à une certaine conception de sa pratique. L’augmentation constante des échelles dites topographiques constituait-elle seulement une réponse aux nouveaux besoins ou une dynamique indépendante d’accroissement de la précision liée à l’idéologie du progrès technique ? Comment l’apparition d’une conception topométrique des levés topographiques, c’est-à-dire de stricte mesure instrumentale du terrain, s’inscrivait-elle dans la volonté scientifique d’objectivité ? S’opposait-elle ou complétait-elle l’approche topologique, c’est-à-dire d’interprétation scientifique du terrain ? Enfin, dans quelle mesure l’évolution de la représentation plastique du relief des hachures aux courbes de niveau marquait-elle la « scientificisation » de la représentation du terrain ?
HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit., p. 67.
Voir supra, partie 1, chapitre 1.1.4.
Voir supra, partie 2, chapitre 4.1.