4.3.1. L’accroissement de l’échelle et de la précision, une dynamique en partie autonome.

4.3.1.1. L’évolution des échelles topographiques employées dans les Alpes.

Etudier l’évolution des échelles employées sur les feuilles de mon corpus soulève de nombreux problèmes, que j’ai déjà en partie soulignés dans la présentation de mon approche méthodologique821. D’abord, les informations contenues dans ma base de données ne me permettent d’étudier que l’évolution de l’échelle des feuilles publiées chaque année, sans pouvoir prendre en compte les feuilles toujours à la disposition du public – en cela, elles reflètent plus l’évolution de la production cartographique que de son utilisation. Ensuite, une forte disproportion existe entre les productions des services officiels et des éditeurs indépendants : dans la zone couverte par mon corpus, le service cartographique officiel publia six cent quatre-vingt-dix feuilles entre 1870 et 1930, alors que les éditeurs indépendantes n’en publièrent que vingt-six, soit environ vingt-six fois moins (tableau 7). Il faut donc représenter séparément l’évolution des deux types de production. Enfin, l’effet sériel des publications des services officiels tend à biaiser l’analyse de l’échelle elle-même par la variation du nombre de feuilles nécessaires pour couvrir une même surface à des échelles différentes. Le tableau suivant indique la répartition des échelles sur la même période 1870-1930 (tableau 7). L’échelle du 1 : 50 000 est sous-représentée à cause du retard rapidement pris dans la publication de la nouvelle carte de France822. Par contre, l’effet sériel est particulièrement net entre les échelles du 1 : 20 000 et du 1 : 80 000, avec trois fois plus de feuilles publiées à la plus grande échelle, alors même que les cartes au 1 : 20 000 (plans directeurs, première feuille de la carte de France au 1 : 20 000) couvraient une zone plus limitée de mon corpus que celles au 1 : 80 000 (carte d’état-major, frontière des Alpes) entre 1870 et 1930.

Tableau 7 : Répartition des échelles des feuilles publiées entre 1870 et 1930.
Classe d’échelles* Nombres de feuilles publiées
  Editeurs indépendants Services officiels
  Effectif Pourcentage Effectif Pourcentage
Supérieures ou égales à 1 : 25 000 15 57,69 % 452 65,51 %
Entre 1 : 60 000 et 1 : 40 000 9 34,62 % 72 10,43 %
Supérieures à 1 : 60 000 2 7,69 % 166 24,06 %
Total 26 100 % 690 100 %
* Les classes d’échelles sont celles définies pour l’analyse globale de ma base de données (voir supra, « Historiographie… », 3.2.2).

Le graphique suivant, dans lequel la période 1830-1870 a été représentée pour permettre la comparaison, doit donc être interprété avec précaution (graphique 7). J’ai représenté l’échelle moyenne, une variable qui n’a aucune « réalité » en elle-même, mais qui est très signifiante pour analyser l’évolution de la production cartographique, spécialement quand l’importance de celle-ci permet de limiter les variations ponctuelles. Pour souligner la tendance globale, j’ai toutefois employé la méthode du lissage de courbes823.

Pour les éditeurs indépendants, le graphique montre surtout la grande hétérogénéité de la production. Elle se caractérise néanmoins par l’emploi privilégié d’échelles supérieures à celle de la carte d’état-major, ce qui s’explique par la construction de cette cartographie alpine indépendante sur la critique des insuffisances de la carte de France824. Dans les trois premières décennies du 20e siècle, les variations ponctuelles de la moyenne des échelle entre des valeurs proches du 1 : 50 000 et d’autres proches du 1 : 20 000 témoignent d’une opposition entre deux pratiques de la topographie indépendante, l’une privilégiant les grandes échelles, l’autre les échelles moyennes825. Au-delà de l’hétérogénéité, la courbe lissée montre une tendance nette à l’accroissement des échelles employées826.

Graphique 7 : Evolution de l’échelle moyenne des feuilles publiées entre 1830 et 1930.
Graphique 7 : Evolution de l’échelle moyenne des feuilles publiées entre 1830 et 1930.

Le volume et l’uniformité supérieurs de la production des services officiels donne un graphique dans lequel les variations ponctuelles sont beaucoup plus limitées que pour les éditeurs indépendants, et l’évolution donc plus marquée. La courbe est particulièrement révélatrice de la rupture formée par les premiers levés de précision dans les Alpes au début des années 1880. L’importance des publications de plans directeurs est seulement contrebalancée par l’édition du type 1889 entre 1894 et 1897, puis par le début de la publication de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000 en 1911. Entre 1870 et 1910, la production officielle fut donc caractérisée par une très forte augmentation des échelles employées. Comme pour la production indépendante, les variations périodiques dans les années vingt soulignent l’équilibre global entre les publications au 1 : 20 000 et au 1 : 50 000.

J’interprète l’augmentation plus marquée des échelles dans la production officielle comme la conséquence directe de sa remise en cause plus tardive de l’insuffisance de l’échelle adoptée pour la carte d’état-major. Alors que dans la cartographie indépendante, l’accroissement des échelles commença dès les années 1860-1870, il fallut attendre les deux dernières décennies du 19e siècle pour la cartographie officielle. La rupture est donc beaucoup plus nette que dans la production indépendante, mais dans les deux cas, le développement des feuilles publiées à une échelle supérieure au 1 : 25 000 (généralement le 1 : 20 000) traduit une augmentation significative des échelles, surtout par rapport à la production antérieure à 1870.

Notes
821.

Voir supra, « Historiographie… », 3.2.2.

822.

Voir infra, partie 3, chapitre 2.2.1.1.

823.

Voir supra, « Historiographie… », 2.3.4.

824.

Voir notamment supra, partie 2, chapitre 2.2.1.

825.

Voir infra, partie 3, chapitre 3.3.

826.

Une courbe descendante correspond à un dénominateur descendant, donc à une échelle augmentant.