4.3.2. Topologie et topométrie, les deux aspects d’une approche scientifique de la topographie.

4.3.2.1. Naissance de la tentation topométrique.

Les levés de précision avaient systématisé la mesure instrumentale du terrain – planimétrie et relief – dans les levés topographiques. Ils constituaient donc une rupture fondamentale avec la tradition d’interprétation figurative qui avait dominé jusqu’aux levés de la carte d’état-major, et furent d’ailleurs perçus comme telle par les spécialistes de la topographie et en premier lieu leurs promoteurs. Ainsi, le colonel Goulier créa le mot topométrie pour « désigner l’ensemble des opérations de mesure qui se rencontrent dans tout levé »828.

En transférant le recueil des données sur le terrain du domaine de l’interprétation au domaine de la mesure, l’instrumentation ne permettait pas seulement de donner une représentation entièrement géométrique du relief, mais aussi d’inscrire le levé topographique dans un processus d’objectivation scientifique. Le colonel Berthaut publia son livre sur la carte de France en 1898, c’est-à-dire après la formalisation de la méthode des levés de précision et leur adoption pour la nouvelle carte de France, mais avant les adaptations pragmatiques aux conditions techniques et financières des travaux, ce qui en fait un témoin particulièrement révélateur des fantasmes que faisait naître cette instrumentation. Il distinguait strictement les levés à grande échelle, domaine privilégié de la topométrie, et les levés à moyenne échelle, dans lesquels la part de la topométrie se trouvait très réduite et laissait la place à l’interprétation du topographe829. En appliquant cette distinction aux qualités et compétences nécessaires à un opérateur topographique, il exprimait explicitement ce que j’appellerai la tentation topométrique qui domina l’évolution des techniques topographiques durant tout le 20e siècle : à la conjonction du désir scientifique d’objectivité, incarnée dans l’idée traditionnelle de perfection des instruments utilisés830, et de la volonté pragmatique de limiter l’influence de l’opérateur pour pouvoir employer des officiers avec une formation topographique limitée831, cette tentation se traduisait par le fantasme d’un levé topographique presque mécanique – Berthaut employant lui-même ce terme.

Le texte de Berthaut est si explicite de cette tentation qu’il mérite d’être cité plus longuement :

‘« [les levés instrumentaux permettent] de simplifier la tâche de l’opérateur […] par l’application d’une méthode uniforme et certaine, une sorte de routine, pour ainsi dire indépendante de l’opérateur et ne laissant rien à son appréciation. […] Dans les levés au 10.000e et au 20.000e même, si le coup d’œil intervient déjà, ce n’est que dans une mesure restreinte, et si l’expérience du travail est indispensable, il n’en est pas moins vrai que le figuré du terrain lui-même, en courbes filées, se construit en quelque sort mécaniquement. Il n’est pas nécessaire que l’opérateur soit lui-même géologique, pour que son levé, consciencieusement fait, révèle au géologue la structure du sol et l’histoire de sa surface ; il suffit que les méthodes précises et l’outillage dont il dispose, judicieusement utilisés, lui aient permis de produire une image géométrique fidèle de la nature. Alors, les formes réelles apparaissent sur les dessins […]
Les traces des érosions, les anciennes vallées abandonnées par les rivières, les niveaux successifs des eaux, etc…, y sont plus visibles et plus faciles à comprendre que sur le terrain, où ils échappent souvent par leurs dimensions et en raison des obstacles créés par la végétation, les constructions et les effets de perspective. Parfois, l’opérateur qui a obtenu ces intéressants et curieux résultats ne s’en est pas douté. Il a tout mesuré, angles et distances, tout rapporté à l’échelle, et le reste s’en est suivi. »832

En limitant l’appréciation de l’opérateur, dont seules les compétences purement techniques importaient, le levé topométrique à grande échelle devait ainsi permettre de faire de la carte topographique l’outil scientifique que les spécialistes avaient toujours voulu voir en elle. Il devait permettre de produire des données géométriques vraies au sens scientifique du terme, c’est-à-dire parfaitement fidèles au terrain, sans nécessité d’interprétation préalable de celui-ci.

Notes
828.

BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 326.

829.

Ibid., p. 324-328.

830.

Berthaut affirmait lui-même que « les instruments actuels [remplissaient] toutes les conditions de précision requises, même au delà des limites pratiques de leur emploi ». Ibid., p. 325-326.

831.

Berthaut affirmait également que « puisqu’il [était] question d’opérer au 10.000e et au 20.000e et de faire, par conséquent, des levés topométriques, plutôt que topographiques, alors la solution [paraissait] être de recruter les brigades à l’aide de sous-officiers et même de caporaux et de soldats, pris parmi ceux qui dessinent convenablement et possèdent des connaissances suffisantes en mathématiques élémentaires » – sans exiger un quelconque « talent » cartographique. Ibid., p. 328.

832.

Ibid., p. 326.