Les mêmes spécialistes qui participaient à l’émergence de cette tentation topométrique, insistaient également sur l’importance de la topologie, c’est-à-dire de l’interprétation du terrain, dans l’approche théorique de la topographie833 : même s’ils ne la jugeaient fondamentale que dans les levés aux échelles moyennes, elle conservait dans ceux à grande échelle une place dont l’importance variait fortement entre le discours théorique (la topométrie la plus pure) et la pratique (un mélange de topométrie, de topologie et d’approximation). Au niveau conceptuel, la topologie et la topométrie avaient des conséquences radicalement opposées, puisqu’elles faisaient de la cartographie, l’une un outil pour la science, l’autre une production de la science. Mais leur rapprochement dans la pratique n’était pas aussi paradoxale qu’il pouvait le paraître : si de nos jours, la topologie et la topométrie sont définitivement perçus comme les deux éléments de la topographie834, elles étaient déjà présentées, dès la fin du 19e siècle, comme des approches complémentaires dont l’importance variait selon l’échelle des levés.
Pour les levés topographiques à grande échelle qui m’intéressent, les spécialistes reconnaissaient à la méthode des levés de précision une objectivité instrumentale qui en faisait presque de la topométrie pure. Pourtant, l’enthousiasme topométrique de Berthaut en 1898 ne reposait pas sur une analyse des travaux existants, mais sur une approche prospective – il employait d’ailleurs le futur. Dans la pratique, le Service géographique de l’armée se trouvait confronté à des problèmes pragmatiques liés aux traditionnelles difficultés de recrutement du service cartographique officiel835. Dans une certaine mesure, j’interprète son insistance pour obtenir un personnel permanent, compétent et stable, comme un signe de l’échec partiel de la conception quasi-industrielle des levés à grande échelle que la tentation topométrique supposait. Dans l’ouvrage de « lobbying » pour la nouvelle carte de France publié en 1923, le SGA reconnaissait d’ailleurs que les opérations de terrain nécessitaient une compétence certaine, en particulier « le dessin de la minute au crayon […] qui [demandait] beaucoup d’expérience »836.
D’un autre côté, les difficultés financières et les besoins réels influençaient considérablement l’orientation pratique des travaux. Si Berthaut jugeait encore en 1898 que les instruments dépassaient la précision nécessaire aux levés au 1 : 10 000 ou au 1 : 20 000 et qu’ils permettaient de donner une image géométrique fidèle du terrain, l’expérience montra que la précision effective, même dans le cadre plus exigeant de la nouvelle carte de France, était limitée par les utilisations potentielles des levés. Si les textes officiels insistaient sur l’exécution de mesures d’une précision seulement strictement suffisante pour que les « erreurs soient inappréciables dans une représentation graphique au 10.000e »837 – ce qui constituait déjà un recul par rapport aux ambitions d’objectivité scientifique de la topométrie –, l’exemple de la méthode employée dans les régions de haute montagne, à base d’intersections graphiques à visées lointaines, montre que l’intérêt pratique pour la région couverte jouait un rôle crucial838.
Ainsi, l’ambition scientifique, qui constituait un des aspects de la tentation topométrique, se heurtait à la réalité pragmatique dans laquelle le prestige scientifique était plus un argument-moteur pour les travaux cartographiques qu’une nécessité se traduisant dans la pratique. Selon moi, la conséquence principale de cette tentation topométrique se situe paradoxalement moins dans les levés topographiques eux-mêmes que dans la représentation plastique de ces levés, avec la généralisation rapide des courbes de niveau justifiée par la volonté scientifique d’étendre la pratique de la mesure dans l’utilisation même de la carte.
Voir supra, partie 2, chapitre 1.2.3.
Trésor de la Langue Française informatisé. Op. cit.
Voir supra, partie 2, chapitre 3.4.2.3.
La Nouvelle carte de France. Op. cit., p. 87.
Ibid., p. 89.
D’ailleurs, le SGA augmenta sensiblement la qualité de ces levés topographiques dans les régions de haute montagne à la suite du développement des troupes alpines et de la concurrence avec les topographes-alpinistes du CAF (voir infra, partie 3, chapitre 2.2.2).