Dans son remarquable essai sur les procédés de représentation du relief, Jean-Pierre Nardy rapproche les hachures normalisées et les courbes de niveau au niveau conceptuel : ces deux procédés, représentant le relief par un effet d’extrusion d’une vision verticale (par traits dans le sens de la pente pour les hachures, par niveaux équidistants pour les courbes), s’adaptaient particulièrement bien aux nouvelles théories orogéniques de la fin du 19e siècle, qui privilégiaient l’action sculpturale de l’érosion sur l’explication architecturale de l’édification des montagnes840. Mais il les différencie au niveau pratique : les hachures normalisées donnent « une représentation remarquables des reliefs en jouant sur des effets de modelé […] au détriment de la précision de la carte », alors que les courbes de niveau permettent « d’atteindre cette précision », mais avec un résultat « totalement inexpressif sur le plan visuel »841.
Si cette différenciation reprend les arguments généralement avancés pour l’un et l’autre procédés par les cartographes du 19e siècle, elle se heurte à l’écueil traditionnel en histoire de la cartographie d’une acception trop vague du terme « précision ». D’une façon générale, j’estime que ce concept devrait être manié avec plus de précaution dans une perspective d’histoire des sciences et des techniques. Dans le cas particulier des hachures normalisées, le procédé en lui-même n’interdit pas fondamentalement une représentation précise, c’est-à-dire basée sur des mesures détaillées du terrain dont la marge d’erreur à l’échelle de représentation est inférieure à la finesse de rédaction, d’impression et de lecture de la carte (généralement un demi millimètre). Si les hachures normalisées de la carte d’état-major n’avaient pas atteint une telle précision de la représentation, c’était pour de multiples raisons que j’ai déjà évoquées, qui n’avaient aucun lien strict avec le procédé des hachures normalisées lui-même. Celui-ci pouvait parfaitement être utilisé pour représenter les données entièrement géométriques issues des levés de précision.
L’analyse de Jean-Pierre Nardy mérite d’être clarifiée. A mes yeux, le facteur de différenciation entre les hachures normalisées et les courbes de niveau ne se trouve pas dans la précision de la carte, mais dans la précision de son utilisation. Si dans une brochure de 1818, l’ingénieur géographe Bonne avait sous-entendu que les hachures normalisées rehaussées d’un éclairage vertical permettait la mesure842, tout le monde reconnaissait dans la pratique qu’il n’était pas possible de mesurer facilement l’angle d’une pente ou un dénivelé sur une carte en hachures, contrairement à une carte en courbes de niveau. La mutation ne se situait donc pas dans la précision intrinsèque à un procédé de représentation du relief, mais dans la possibilité d’effectuer des mesures du relief sur la carte, c’est-à-dire dans une géométrisation de l’utilisation de la carte. Couplée à la généralisation de la mesure instrumentale du relief – d’ailleurs exigée pour le tracé précis des courbes de niveau –, celle-ci marquait la géométrisation complète de la représentation cartographique du relief, depuis le recueil des données jusqu’à leur utilisation, c’est-à-dire la généralisation d’une cartographie scientifique dans le sens de basée sur la mesure.
A mes yeux, les hachures normalisées constituaient un procédé de transition entre les approches figuratives et géométriques de la représentation du relief. Leur emploi relativement bref, leur inscription à la fois dans la fin du système technique de l’impression en taille-douce et dans le début de la géométrisation de la représentation du relief, l’utilisation pour leur tracé même du nouveau procédé des courbes de niveau, sont autant d’éléments confirmant mon hypothèse. Mais cette nature de transition supposait aussi une certaine proximité entre les deux procédés qui, bien que dissimulée par l’abandon rapide des hachures, se manifesta dans la problématique de l’expressivité de la représentation cartographique du relief.
Ce rapprochement peut d’ailleurs être étendu à la généralisation de la vision verticale du relief dans la cartographie à la fin du 18e siècle, contemporaine de l’affirmation des premières théories fluvialistes.
NARDY Jean-Pierre. Cartographies de la montagne. Op. cit., p. 78-79.
Voir supra, partie 1, chapitre 3.3.1.4, et BONNE Chevalier. Considérations… Op. cit.