4.3.3.3. Les limites de la représentation géométrique : la nécessité reconnue d’une figuration expressive du relief.

L’adoption des courbes de niveau à la fin du 19e siècle constituait une mutation considérable dans la pratique de la lecture des cartes. La représentation en hachures s’inscrivait dans la tradition des cartes en perspective et des plans reliefs. Elle reproduisait le modelé du terrain par un effet pictural imitant la sculpture d’un bas-relief et donnait en trompe-l’œil l’impression de regarder un plan relief à la verticale. Elle permettait ainsi de percevoir la configuration du relief dans une lecture générale de la carte. Les commissions de 1802 et 1828 avaient d’ailleurs adopté les hachures aux échelles inférieures au 1 : 10 000 en raison de ces qualités d’expression plastique. Au contraire, la représentation en courbes de niveau permettait de mesurer le relief dans une lecture en détail de la carte.

La généralisation rapide des courbes de niveau dans le dernier quart du 19e siècle s’expliquait autant par le développement de nouveaux besoins pour une lecture géométrique du relief que par la généralisation d’une conception scientifique de la cartographie, mais elle ne signifiait pas pour autant que les utilisateurs de carte jugeaient ce procédé parfait, ni que le changement fondamental que son adoption représentait était facile. En particulier, son inexpressivité, qui rendait la perception du relief délicate, était souvent critiquée par les utilisateurs et les topographes eux-mêmes, en partie à cause d’un manque d’habitude dans la lecture des cartes en courbes. Le nombre d’articles et de notices militaires consacrés à la lectures de telles cartes rappelle la nouveauté de ce procédé de représentation du relief, et la difficulté rencontrée par certains utilisateurs pour lire le modelé du terrain et les accidents topographiques à partir des seules courbes de niveau. Les cartographes se trouvaient face à un problème qui tenait de la quadrature du cercle : trouver un mode de représentation du relief qui soit à la fois précis, c’est-à-dire permettant la mesure, et expressif, c’est-à-dire rendant bien compte du modelé du terrain et donc utilisant des artifices qui diminuaient la lisibilité des mesures (hachures, teintes, estompages).

Dans les principales cartes alpines dressées en courbes de niveau à la fin du 19e siècle, les cartographes ne prenaient pas position et favorisaient uniquement la lisibilité : la carte de la frontière des Alpes au 1 : 80 000 et les plans directeurs au 1 : 20 000, publiés directement à partir des minutes des levés de précision, adoptaient tous deux des courbes de niveau sans estompage ni effet de teinte pour suggérer le modelé. Si un tel procédé pouvait se justifier dans une carte fonctionnelle, comme les plans directeurs dont la publication répondait surtout à la nécessité de diffuser les minutes de levé, il fut sévèrement critiqué pour la carte de la frontière des Alpes, dont la représentation du relief fut jugée certes très lisible, mais trop plate. Le développement de l’approche topométrique, favorisée par de nouvelles techniques partiellement mécaniques de levé topographique, et l’affirmation d’une topographie alpiniste soucieuse de glorifier la haute montagne par sa représentation cartographique, contribuèrent à faire de la question de l’expressivité des courbes de niveau une des problématiques centrales de la cartographie de montagne au 20e siècle.