Conclusion

Dans la tradition des plans topographiques militaires détaillés des 17e et 18e siècle, le Dépôt des fortifications développa après la défaite de 1870 des levés de précision à grande échelle des environs de place fortes. D’abord conçus dans un but strictement militaire, ils ne couvrirent dans les Alpes que les régions stratégiques de Grenoble, d’Albertville et de Briançon, puis, après leur intégration au Dépôt de la guerre en 1885, connurent une publication destinée aux utilisations techniques avant de servir de base à la nouvelle carte de France au 1 : 50 000. Leur développement marqua la généralisation d’une méthode de levé topographique dérivée de la planchette déclinée, reposant sur la mesure instrumentale systématique du terrain et une instrumentation poussée, soutenue par l’intégration institutionnelle de la recherche technologique en topographie avec la création d’un Dépôt des instruments de précision sous la direction du colonel Goulier.

La méthode des levés de précision représentait surtout un renversement du rapport entre géodésie et topographie : pour pallier aux insuffisances de la triangulation des ingénieurs géographes, puis au retard de la nouvelle triangulation de la France dont le but était pourtant de fournir un réseau trigonométrique de détails pour les levés de précision, cette méthode se formalisa en une phase de préparation, durant laquelle était exécutée une véritable triangulation complémentaire, et une phase de levé proprement dit. En corrélation avec une détermination des courbes de niveau par filage directement sur le terrain ou par intersection pour les zones inaccessibles, cette méthode des levés de précision affirmait une représentation entièrement géométrique du relief sur des fondations topographiques, transformant le canevas géodésique en un système de référence pouvant parfaitement être appliqué a posteriori aux levés topographiques – comme ce fut notamment le cas dans une grande partie des Alpes.

La généralisation des levés de précision constituait donc une mutation méthodologique fondamentale de la cartographie topographique, parallèle à la mutation conceptuelle qui voyait s’imposer une conception utilitariste de la carte. Cette nouvelle méthode confirmait l’insertion de la cartographie dans un paradigme de développement scientifique basé sur l’accroissement de la précision de la mesure instrumentale et de la représentation graphique. L’absence d’alternative ou de choix plus vaste ne permettant pas d’estimer si les cartes diffusées répondaient efficacement aux besoins réels, je considère que l’augmentation de l’échelle des cartes à la fin du 19e siècle s’inscrivait essentiellement dans une influence scientifique qui dominait encore les préoccupations pratiques et imposait la recherche d’une perpétuelle amélioration de la précision des mesures. Cette influence se traduisit également par l’affirmation d’une volonté d’objectivité dans la cartographie, à travers ce que j’ai appelé la tentation topométrique qui ambitionnait – et ambitionne encore – de supprimer l’appréciation de l’opérateur par la systématisation des mesures instrumentales aux grandes échelles. Au niveau cartographique, l’abandon rapide des hachures normalisées au profit des courbes de niveau procédait d’une volonté d’imposer une représentation du relief entièrement géométrique et donc scientifique, dans le sens où elle généralisait la mesure dans l’utilisation même de la carte. Mais la domination d’une conception encore figurative de la carte, les difficultés de transition vers une pratique de lecture radicalement différente et l’influence croissante de la cartographie alpiniste limitèrent cette tentation topométrique et firent de l’expressivité de la représentation du relief une question centrale de la cartographie topographique au 20e siècle843.

Notes
843.

Voir infra, partie 3, chapitre 4, et partie 4, chapitre 4.2.