Conclusion

Au cours du 19e siècle, l’essor de la connaissance scientifique directe et d’une découverte touristique à tendance scientifique de la montagne renouvela les regards sur des régions longtemps ignorées. Alors que la cartographie officielle restait dominée par les préoccupations géodésiques des savants de l’Académie des sciences et les besoins administratifs et militaires des organismes publics centraux, cette nouvelle approche de la montagne provoqua la naissance d’une cartographie touristique et scientifique indépendante, dont la production, encore limitée à la fin du siècle, se définit et se fixa dans la figure originale du topographe-alpiniste, à la fois savant et excursionniste, particulièrement au sein du Club alpin français créé en 1874. Au sein de cette cartographie encore dominée par l’approche figurative s’affirma une tendance géométrique fondée sur l’emploi des courbes de niveau et la représentation détaillée du relief, en accord avec les théories de nouvelles disciplines scientifiques, la glaciologie et la géomorphologie, qui servaient la cartographie mais ne l’utilisaient pas comme source documentaire.

Les nouveaux besoins auxquels tentait de répondre la cartographie alpiniste restèrent marginaux tout au long du 19e siècle, seulement reconnus par le Dépôt de la guerre quand ils rejoignaient sa volonté de prestige scientifique, comme au moment de la publication de la carte du massif du Mont Blanc dressée d’après les minutes de la carte d’état-major. Suivant l’orientation confirmée par l’ordonnance royale de 1824, la cartographie officielle ne se préoccupait que des militaires et des administrations centrales, dans une conception fixiste de la cartographie qui envisageait la carte comme un tableau figé du territoire. Mais la défaite de 1870 provoqua une remise en cause brutale de cette conception : l’inutilité de la carte d’état-major pendant la guerre de manœuvre entraîna l’affirmation d’une conception utilitariste de la cartographie, dominée par la problématique de l’actualité de la carte. Cette remise en cause favorisa la reconnaissance des spécificités du travail cartographique au sein d’un Service géographique de l’armée créé en 1887 pour remplacer le Dépôt de la guerre, ainsi que le développement de techniques de reproduction plus rapides et la diversification des publications cartographiques officielles. Dans le prolongement de cette dynamique, la réduction du budget alloué à la nouvelle carte de France au 1 : 50 000, basée sur les levés de précision à grande échelle développés au Dépôt des fortifications puis au SGA, permit l’affirmation opportuniste de l’autonomie du SGA qui continua la réalisation de la carte sur ses propres crédits. S’il continuait d’être confronté aux difficultés pour recruter et conserver son personnel permanent – problèmes récurrents depuis la suppression du corps des ingénieurs géographes –, le SGA confirma ses capacités de direction technique pendant la première guerre mondiale, favorisant la reconnaissance de son expertise technique et la concentration des organismes topographiques faisant de lui l’unique producteur officiel de l’information topographique.

Parallèlement à cette mutation conceptuelle et institutionnelle, le dernier quart du 19e siècle connut également une mutation méthodologique fondamentale avec la généralisation de la méthode des levés de précision. En systématisant la mesure instrumentale dans les levés topographiques et en utilisant des courbes de niveau filées sur le terrain, cette méthode adoptait une représentation entièrement géométrique du relief, depuis le recueil des données jusqu’à la lecture de la carte. En généralisant le recours à des triangulations complémentaires dans la phase dite de préparation des levés topographiques, elle marquait aussi un renversement du rapport entre géodésie et topographie dans lequel les opérations géodésiques ne constituaient plus qu’un système de référence quasi-interchangeable. Surtout, elle confirmait l’inscription de la cartographie topographique dans un paradigme de développement scientifique défini par l’accroissement de la précision des mesures et de la représentation, qui se traduisait par la domination de l’idéologie du progrès technique et l’émergence d’une ambition d’objectivité instrumentale que j’ai qualifiée de tentation topométrique. Mais la tradition figurative de la cartographie restait forte, en particulier pour les régions de haute montagne dans lesquelles l’influence des topographes-alpinistes imposait un mariage entre arts et sciences dans la représentation topographique. Le développement de techniques de levé photographique d’abord uniquement utilisable dans les régions accidentés et l’opposition structurelle entre le SGA et les topographes-alpinistes pour la représentation des Alpes participèrent à une convergence des problématiques militaires et alpinistes autour de la question de l’expressivité de la représentation du relief, au cours des premières décennies du 20e siècle.