Partie 3. Géométrisation et expressivité de la représentation du relief, la convergence des problématiques militaires et alpinistes (1890-1940).

Dans le dernier quart du 19e siècle, la cartographie topographique avait connu une mutation fondamentale avec l’affirmation d’une conception utilitariste de la cartographie et de son caractère scientifique, c’est-à-dire fondé sur une mesure systématique du terrain et une représentation entièrement géométrique. Alors que le Service géographique de l’armée voyait son expertise technique reconnue, cette mutation avait pris corps dans le projet d’une nouvelle carte de France au 1 : 50 000 basée sur les levés de précision. Dans les régions montagneuses – et en particulier dans les Alpes du nord –, l’essor de nouvelles approches scientifique et touristique avait participé à la naissance d’une véritable cartographie indépendante. A la fin du 19e siècle, cette double évolution aboutit à une situation si originale dans l’histoire de la cartographie qu’elle mérite amplement que j’y consacre une partie entière, dans laquelle nous verrons comment l’activité cartographique croissante des alpinistes, institutionnalisée dans la Commission de topographie du Club alpin français, provoqua la cohabitation forcée entre des topographes civils « amateurs » et des topographes militaires « professionnels » – la distinction entre leur niveau de compétences s’avérant parfois difficile. Partagé entre la multiplicité des relations personnelles et institutionnelles entre les deux groupes et une opposition structurelle liée à la nature symbolique et politique de l’acte cartographique, le Service géographique de l’armée surinvestit la représentation des Alpes, pourtant déjà privilégiée dans les levés de précision en raison des tensions frontalières, au point de voir se former un groupe d’officiers spécialistes de la topographie alpine. Ce dynamisme participait des derniers feux d’une cartographie encore majoritairement artisanale : si l’adoption précoce des levés photographiques par les topographes-alpinistes favorisait encore les compétences individuelles, leur développement au Service géographique de l’armée permit l’émergence d’une mécanisation encore limitée, mais qui préfigurait l’industrialisation des années quarante à soixante. Cette évolution technique renouvela aussi la problématique ancienne de l’expressivité du relief, dans laquelle s’incarna particulièrement la cohabitation originale entre alpinistes et militaires.