1.1.2.2. L’affirmation du rôle d’expert de la Commission.

Cependant, l’approche technicienne insufflée par Henri Vallot entraîna l’ouverture de la Commission à des explorateurs cherchant des conseils sur les méthodes topographiques, comme Louis Gentil pour ses expéditions au Maroc ou le norvégien Isachsen au Spitzberg, puis aux pôles. La tradition de critique de la carte d’état-major se développait parallèlement dans le but de définir ce qu’était une « bonne » carte de haute montagne, mais elle tendait à conserver la forme plus ou moins stérile de la critique pure. Ces « études connexes »853, pour reprendre le terme que Vallot et Prudent employaient pour désigner les études qui ne concernaient pas directement la réalisation de nouvelles cartes des régions montagneuses – but premier de la Commission –, prirent rapidement une place si importante dans les réunions qu’une partie des membres s’y opposèrent. Ainsi, à la fin de 1907, le colonel Bourgeois « [exprimait] le désir qu’on ne perde pas de vue la topographie, le but de la Commission, à son début, ayant été d’arriver à dresser des cartes à grande échelle des hautes cimes, à partir de la zone où la petitesse des échelles ordinaires rend les cartes des Services publics inutiles à l’alpiniste »854. Les travaux de levés n’ayant finalement que peu avancé, Henri Vallot reprenait cette position dans son rapport publié dans la Montagne en 1907 et appelait à de nouvelles vocations de topographes-alpinistes.

Mais cette mise au point n’affecta pas vraiment l’évolution de la Commission, d’un rôle purement pratique de fédération des volontaires vers un rôle plus symbolique d’expert en topographie de haute montagne. Dirigée par l’ambition scientifique démesurée d’Henri Vallot, la Commission de topographie confirma rapidement sa volonté d’incarner l’autorité française en matière de cartographie de haute montagne. En plus des conseils donnés aux explorateurs, elle signala régulièrement au SGA les erreurs ponctuelles que ses membres trouvaient dans les cartes officielles, ce qui donnait parfois lieu à des enquêtes coordonnées entre les deux organismes, comme par exemple en 1910 pour déterminer l’altitude du sommet de l’aiguille de Polset ou la position et l’altitude de la pointe de Tanneverge855.

A mon sens, cette expertise implicite de la Commission s’affirma définitivement lors de la séance du 8 mars 1912, durant laquelle ses membres critiquèrent la feuille Tignes de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000856. Dans son organisation même, cette séance ressemblait à une réunion d’experts, avec la participation de personnalités extérieures spécialement compétentes (le géographe Emmanuel de Martonne et le géologue Emmanuel de Margerie), l’exposition successive des avis des membres les plus qualifiés par leur connaissance géographique de la région (Paul Engelbach, Emile Gaillard, Paul Girardin, René Godefroy, Emmanuel de Margerie, Léon Maury, Henri Mettrier, Maurice Paillon), puis la mention de l’opinion de certains membres ou invités prestigieux (Robert Perret, Emmanuel de Martonne, Henri Barrère, Franz Schrader, Paul Helbronner, et bien sûr Henri Vallot).

Cette réunion du 8 mai 1912 constitue un moment crucial dans l’évolution de la Commission de topographie : dans le ton des critiques – et même des louanges –, impérieux et plein de supériorité, s’affirmait pour la première fois l’ambition des membres de la Commission de représenter non plus seulement une alternative à la cartographie officielle, mais bien l’autorité absolue en matière de topographie de la haute montagne. Les participants ne se positionnaient pas seulement comme des experts – dont l’avis reste seulement consultatif –, mais émettaient de véritables condamnations, jugeant du « bon » ou du « mauvais » emploi des méthodes et des éléments cartographiques. La présence prestigieuse des plus grands noms de la géomorphologie française, Emmanuel de Martonne et Emmanuel de Margerie, donnait d’ailleurs un poids considérable aux jugements émis.

Dans une conclusion remarquable de suffisance, alors qu’il avait pourtant rappelé les différences de conception entre les cartes du service officiel et les cartes d’alpinistes à l’origine d’un certain nombre de défauts critiqués, Henri Vallot annonçait que la Commission était prête à apporter son concours à l’amélioration des feuilles de montagne de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000, s’il lui était demandé857 - comme si ses membres étaient les seuls à pouvoir apporter les éléments indispensables à une « bonne » carte de haute montagne. D’une certaine façon, en s’autoproclamant l’autorité française dans le domaine de la topographie alpine, la Commission répétait le développement du Club alpin français qui s’était affirmé dans le dernier quart du 19e siècle comme la référence principale et l’interlocuteur privilégié des autorités dans le domaine de la montagne en général858.

Notes
853.

PRUDENT Lieutenant-Colonel, VALLOT Henri. La Commission de Topographie du CAF. La Montagne, avril 1906, 2ème année, 4, p. 191.

854.

PV Com. Topo. CAF. Séance du 8 novembre 1907, p. 7.

855.

PV Com. Topo. CAF. Séance du 5 janvier 1911, p. 2

856.

 PV Com. Topo. CAF. Séance du 8 mars 1912, p. 3-31.

Pour une étude détaillée de cette séance, voir infra, partie 3, chapitre 1.2.3.

857.

PV Com. Topo. CAF. Séance du 8 mars 1912, p. 30-31.

858.

HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit., p. 11.