1.3.1.2. L’homme et la méthode.

La figure particulièrement ambivalente d’Helbronner a suscité des interprétations radicalement opposées. D’un côté, l’œuvre magistrale qu’il léguait à la postérité sous la forme des douze tomes de la Description géométrique détaillée des Alpes le présentait comme un travailleur acharné, méthodique et désintéressé, une vision entretenue par Helbronner lui-même dans une prose profondément narrative qui ne laissait de côté aucun état d’âme. Certains comme Numa Broc le décrivirent comme un « géodésien supérieurement doué »908. D’autres comme Bruno-Henri Vayssière virent dans son travail l’« obstination extraordinaire d’un individu isolé », un « héros presque stylite », l’un des derniers explorateurs du territoire français, aux prises avec une entreprise « totalement désintéressée » avec « un manque absolu d’applications concrètes »909. En effet, l’œuvre se justifiait par elle-même : Helbronner ne tira de sa triangulation aucune théorie orogénique ou glaciaire, aucune carte, rien d’autre qu’une suite de récits d’ascension, de calculs détaillés et de photographies, réunies selon une méthode mise en place très tôt qui consistait à doubler toutes ses stations au théodolite par des tours d’horizon photographiques sur lesquels il reportait les points visés, et qu’il transformait parfois en aquarelles étirées en panorama.

D’un autre côté, comme le souligne Michel Coûteaux, patient explorateur du fond Helbronner au Musée dauphinois, son appropriation systématique de projets mûris par d’autres, sa volonté de reconnaissance, l’exploitation de nombreux collaborateurs dont les noms n’étaient presque jamais cités, le montraient comme un mégalomaniaque dictatorial, profitant de la fortune de sa femme pour assouvir une obstination que quelqu’un d’autre (Henri Vallot) lui avait mis en tête. Du grand œuvre que tout le monde lui reconnaît, Helbronner ne réalisa en fait presque rien. Toute l’organisation fut pensée par Henri Vallot. Le commandant Bourgeois choisit personnellement le théodolite acheté par Helbronner en 1904. Le matériel était transporté aux hautes stations par une succession de guides et porteurs, d’abord des civils payés par Helbronner, puis des militaires négociés avec le SGA en échange des résultats de ses calculs, des guides qui construisaient ou restauraient également les signaux avant son arrivée. Les calculs eux-mêmes furent exécutés par Henri Vallot, puis par Edith Helbronner, la fille de Paul licenciée en mathématiques, par Barth, licencié en sciences, ou par Reymond, géomètre expert. Une partie de la rédaction technique fut assurée par Hasse, un ancien calculateur du SGA910. Helbronner se contentait d’effectuer les mesures angulaires et les clichés photographiques. Finalement nommé à l’Académie des sciences en 1924, où il prit le siège d’un autre mécène autodidacte et alpiniste, le prince Roland Bonaparte911, il continua jusqu’à sa mort de s’accaparer tout le mérite de ce qui était un véritable travail collectif.

Notes
908.

BROC Numa. La montagne, la carte et l’alpinisme. Op. cit., p. 118.

909.

VAYSSIERE Bruno-Henri. Paul Helbronner, de Genève à Nice, 1900-1938. In Images de la montagne, op. cit., p. 125-126.

910.

COÛTEAUX Michel. La face cachée de Helbronner. Op. cit., p. 64.

911.

Petit-fils de Lucien, l’un des frères de Napoléon Ier. Véritable dilettante (contrairement à l’obsessionnel Helbronner), il soutint successivement de nombreux domaines, comme les recherches en glaciologie ou le développement de l’alpinisme.